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Lieu de l’événement Université de la Manouba, Manouba , Tunisie
Enseigner le design aujourd’hui, c’est composer avec un monde traversé de complexités, d’urgences et de tensions. Cela ne peut plus se réduire à la transmission de méthodes ou de savoir-faire : il s’agit de former des esprits capables de percevoir, de questionner, d’imaginer autrement. L’enseignement devient un espace d’attention, d’expérimentation et de friction. On y apprend à habiter l’incertitude, à se déplacer dans les zones troubles, à faire du doute une matière de travail.
Victor Papanek dénonçait déjà, dans les années soixante, la superficialité d’un design soumis aux logiques marchandes. Pour lui, concevoir impliquait un engagement envers la société, l’environnement, le vivant (Design for the Real World, 1971). À la même époque, Horst Rittel et Melvin Webber introduisaient la notion de wicked problems — ces problèmes sans contours stables, rétifs aux solutions uniques (Dilemmas in a General Theory of Planning, 1973). Ces gestes pionniers ont déplacé le design hors du champ des certitudes pour l’ancrer dans la complexité du réel.
Aujourd’hui, ces tensions traversent aussi l’enseignement. L’école de design devient un lieu de transformation partagée, un espace où s’entrelacent savoirs situés, imaginaires, et gestes d’apprentissage. Enseigner le design, ce n’est plus répéter des normes, c’est créer des conditions pour désapprendre, pour déplacer, pour faire émerger d’autres manières de voir, de faire, de transmettre. C’est proposer une manière d’habiter le monde avec attention, lucidité, et engagement
Une posture épistémologique située, critique et engagée :
Ce colloque prend racine dans une épistémologie qui considère les savoirs, toujours affermis dans des contextes sociaux, politiques et historiques. Il invite à penser la pédagogie comme un geste créatif, éveillé, ancré et conscient, un véritable acte de design capable de construire des cadres, de crayonner des représentations et d’ouvrir des possibilités.
S’appuyant sur les travaux de Bruno Latour (2005) et sa théorie de l’acteur-réseau, de bell hooks (1994) et sa réflexion sur l’éducation comme pratique de liberté, de Paulo Freire (1970) pour sa pédagogie rédemptrice, ainsi que sur les perspectives décoloniales de Walter Mignolo (2007) et les réflexions écologiques de Vandana Shiva (2010), cet appel invite chercheurs et praticiens à échanger ensemble autour de l’enseignement du design, considéré comme un espace clé pour accompagner les transitions et bouleversements universels, un lieu de transformation des savoirs, des rapports de pouvoir et des sensibilités. Plus récemment, l’ouvrage Pédagogies du design (Poirier & Lefebvre, 2017) rassemble des approches réflexives et expérimentales qui traitent explicitement des pratiques d’enseignement du design dans des contextes contemporains complexes, renouvelant les manières de concevoir, d’accompagner et de transmettre cette discipline en tant que champ critique et transformatif.
Loin d’un enseignement distant, immatériel ou standardisé, il s’agit ici de revendiquer une pédagogie réflexive, poétique, émotionnelle, où les expériences singulières — celles des étudiant·es comme des enseignant·es — deviennent matière à penser. L’école de design est ici envisagée comme espace de désapprentissage, comme espace de friction productif entre normes institutionnelles, expérimentations minoritaires, et forces de conception collective. Enseigner le design, dans cette perspective, revient à développer un lieu de transformation partagée, où se créent de nouveaux agissements et de nouvelles manières d’habiter le monde, ensemble.
Nous nous interrogeons à la fois sur les mutations politiques du design, ses croisements disciplinaires, et ses devenirs numériques. Ce colloque s’adresse à toutes celles et ceux qui conçoivent l’enseignement non comme reproduction, mais comme réinvention continue — comme un acte de soin, de critique, de résistance et d’espérance
Axe 1 — Former à la pensée critique : éthique, engagement et responsabilité dans l’enseignement du design
Face aux crises systémiques — écologiques, sociales, politiques, technologiques — le design ne peut plus être enseigné comme une simple méthodologie de résolution de problèmes ni comme un simple outil au service de l’innovation. Il devient essentiel de repenser l’enseignement du design autour de visées critiques, réflexives et éthiques. Former au design de nos jours, c’est aussi initier à la pensée critique, au raisonnement qui cultive la conscience des enjeux, la responsabilité collective, ainsi qu’à la compréhension des idéologies et des systèmes de pouvoir que la conception peut cheminer et perpétuer.
Cet axe invite à réfléchir aux valeurs et aux récits que les institutions de formation transmettent (ou omettent) dans l’apprentissage du design. En effet, l’enseignement devient un environnement politique dans la mesure où il façonne des manières de voir, de figurer, d’agir sur le monde. Il est donc impératif de questionner non seulement ce qui est enseigné, mais aussi ce qui est rendu visible, légitime, digne d’être pensé ou conçu
L’enseignement du design est traversé par des récits dominants tels que le progrès, le solutionnisme ou la croissance, qui structurent souvent les contenus et les méthodes transmis. Ces récits occultent fréquemment des pratiques, savoirs ou publics minorisés, révélant ainsi des biais épistémiques et culturels qui méritent d’être questionnés. Aussi, une tension persistante existe entre la formation orientée vers l’employabilité et le développement d’une conscience critique chez les apprenants·e·s. Pourtant, enseigner le design pourrait aussi être envisagé comme un moyen d’émancipation, de réparation sociale ou de résistance aux normes établies. À ce titre, l’école doit se penser comme un espace de confrontation des visions du monde — un lieu où se challengent les normes plutôt qu’un simple lieu de leur reproduction.
Loin d’un design neutre ou apolitique, il s’agit ici de poser les bases d’une pédagogie engagée, située, inclusive, qui prépare les étudiant·es à concevoir avec le monde, et non contre lui. Les propositions attendues pourront porter sur des expériences de terrain, des analyses curriculaires, des récits pédagogiques ou des dispositifs critiques, et interroger comment l’enseignement du design peut devenir un levier de transformation sociale, culturelle et éthique
Axe 2 — La transdisciplinarité dans l’enseignement du design : Traverser les lignes
Dans un monde saturé d’interconnexions, traversé de crises enchevêtrées et d’émergences mouvantes, le design ne peut plus se penser à l’intérieur de cadres figés. Il déborde les cloisons disciplinaires, cherche des prises là où les savoirs se rencontrent, se frottent, parfois se contredisent. Former au design aujourd’hui, c’est créer des espaces pédagogiques ouverts, poreux, capables d’accueillir des approches variées — artistiques, sociales, scientifiques, technologiques — et de les mettre en tension pour faire sens.
La transdisciplinarité devient alors une pratique de l’entrelacement. Elle n’additionne pas les points de vue, elle les fait dialoguer dans l’épaisseur du réel. Elle appelle une pensée souple, vivante, qui ne se satisfait pas des solutions toutes faites, mais cherche dans les zones de friction de quoi repenser nos manières de faire, d’apprendre, de concevoir.
Dans cette perspective, l’école devient un terrain d’exploration, un atelier de recomposition des regards. Le designer n’est plus un spécialiste isolé, mais un médiateur attentif, capable d’habiter les tensions, de naviguer entre les langages, et d’agir avec justesse dans un monde qu’il ne s’agit plus de maîtriser, mais d’écoute
Comment intégrer des approches interdisciplinaires dans les pratiques pédagogiques du design ?
- La place du travail collectif entre designers, ingénieurs, artistes, sociologues, et autres disciplines dans les processus créatifs.
- Dispositifs d’apprentissage hybrides : quel rôle pour les nouvelles technologies dans la collaboration entre disciplines ?
- Les retours d’expérience : des exemples pratiques de formations ou projets transdisciplinaires qui ont enrichi l’enseignement du design.
Cet axe interroge les façons d’ouvrir l’enseignement du design à des dynamiques de collaboration interdisciplinaire, non comme un simple croisement de compétences, mais comme un espace vivant de co-construction. Il s’agit de forger une pensée traversante, tissée de pluralités, capable d’accueillir la complexité du monde et d’y répondre avec justesse, sensibilité et engagement.
Axe 3 — Enseigner le design à l’ère des intelligences numériques : hybridations pédagogiques et regards critiques
Le numérique ne constitue plus un simple ensemble d’outils au service de la création ou de la pédagogie : il redéfinit en profondeur les modalités d’apprentissage, les formes de pensée et les systèmes de production du savoir. Dans les écoles de design, cette mutation engage des reconfigurations majeures : la montée en puissance de l’intelligence artificielle générative, des environnements immersifs, de l’interaction homme-machine ou encore des plateformes de co-création en ligne bouleverse les pratiques pédagogiques traditionnelles, fondées sur l’atelier, l’expérimentation matérielle et le prototypage itératif.
Cette évolution impose de penser le numérique non seulement comme infrastructure ou médium, mais comme paradigme cognitif, culturel et politique (Hayles, 1999 ; Manovich, 2001). Les logiques de l’automatisation, de la surveillance, de la standardisation algorithmique ou de la personnalisation pédagogique (Zuboff, 2019 ; Emejulu & McGregor, 2017) introduisent des tensions nouvelles dans les espaces d’apprentissage : entre créativité et conformité, savoir critique et machine.
Ce troisième axe convie les contributeur·rices à broder ensemble un dialogue riche, mêlant réflexions théoriques, retours d’expériences, expérimentations pédagogiques et études de cas, pour penser les métamorphoses actuelles de l’enseignement du design à l’aube de l’ère numérique et de l’intelligence artificielle. Il s’agit d’élaborer une pédagogie du design qui ne se réduise pas à une technocratie froide, mais qui soit à la fois critique et pragmatique — une pédagogie capable d’embrasser les hybridations plurielles tout en restant profondément lucide quant aux dynamiques systémiques induites par ces transformations
À l’heure où le design se redessine à même les failles du monde — dans ses gestes, ses valeurs, ses horizons — il devient urgent d’en reconsidérer les fondements, de questionner ses transmissions et d’interroger ce qu’il cherche, en vérité, à faire advenir. Ce colloque entend tracer un espace de réflexion ouvert, où s’esquissent collectivement les devenirs possibles de l’enseignement du design.
En instaurant ce lieu d’échange, nous proposons une traversée critique du rôle du design dans un monde en bascule — mais aussi de sa capacité à ouvrir, dans l’épaisseur des pratiques pédagogiques, des perspectives plus inclusives, attentives, responsables. Il s’agira d’approcher l’enseignement du design non comme un système figé, mais comme un champ mouvant, à habiter avec vigilance, rigueur et imagination.
Chercheur·es, enseignant·es, praticien·nes, acteurs et actrices de l’éducation sont ainsi invité·es à croiser leurs voix, leurs récits, leurs expérimentations. Car c’est dans cette pluralité partagée que se tissent les lignes d’un design en devenir, encore à penser, encore à transmettre.
Modalités de soumission
1 – Types d’articles
Les propositions doivent s’inscrire dans l’un des trois axes définis ci-dessus, et donner lieu à la soumission d’un article scientifique, selon l’un des deux formats suivants :
Article court : entre 10 000 et 15 000 caractères espaces compris (environ 5 à 7 pages)
Article long (format théorique ou de recherche approfondie) : entre 20 000 et 30 000 caractères espaces compris (environ 10 à 15 pages)
Les articles peuvent être rédigés en français, en anglais ou en arabe. Ils doivent situer la problématique dans les débats actuels sur l’enseignement du design et proposer une contribution originale, rigoureuse et inédite.
2 – Éléments à fournir lors de la soumission
Les auteur·ices doivent soumettre un document unique (format Word ou PDF) comprenant :
- Le titre de la contribution
- Le format choisi (court ou long)
- Le nom des auteur·ices, leurs institutions d’attache et adresses courriel
- L’axe thématique choisi
- Un résumé (en français, anglais ou arabe) – 900 caractères maximum (espaces compris)
- 3 à 5 mots-clés
- Une notice biographique pour chaque auteur·ice – 700 caractères maximum (espaces compris)
3 – Calendrier prévisionnel
- Date limite de soumission des articles : 15 septembre 2025
- Notification des décisions du comité scientifique : 15 octobre 2025
- Envoi des versions révisées : 30 octobre 2025
- Dates du colloque : 5 et 6 décembre 2025
- Adresse de soumission :TiiM@essted.uma.tn
Objet du mail : Nom de l’auteur – Colloque TIIM
4 – Évaluation et publication
Les articles seront évalués par un comité scientifique en double aveugle, selon des critères de rigueur méthodologique, pertinence au thème du colloque, et originalité de la contribution. Une publication scientifique collective est envisagée à l’issue du colloque.
Comité scientifique
- Imen Ben Youssef, professeure agrégée, Faculté de l’aménagement – École de design, Université de Montréal
- Ruedi Baur, professeur, Haute école d’art et de design (HEAD), Genève
- Hamadi Bouabid, professeur émérite, École supérieure de l’audiovisuel et du cinéma de Gammarth, Université de Carthage
- Hela Chabchoub, maîtresse de conférence, Institut supérieur des arts et métier de manouba, Université de la Manouba
- Ikbel Charfi, professeur, Institut supérieur des arts et métiers de Sfax, Université de Sfax
- Michela Deni, professeure des universités, Université de Nîmes
- Mariem Gargouri, maîtresse de conférences, Institut supérieur des arts et métiers de Sfax, Université de Sfax
- Sana Jemmali, professeure, Institut supérieur des beaux-arts de Sousse, Université de Sousse
- Samiha Khelifa, maîtresse de conférences, École nationale d’ingénieurs de la Manouba, Université de la Manouba
- Salma Ktata Ktari, maîtresse de conférences, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Pierre Leclercq, professeur, Université de Liège
- Hayla Meddeb, maîtresse de conférences, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Anis Semlali, professeur associé, Université américaine de Ras Al Khaimah, Émirats arabes unis
- Virginie Tessier, professeure adjointe, École de design, Université de Montréal
- Mithra Zahedi, professeure titulaire, École de design, Université de Montréal
- Rym Zayeni, maîtresse de conférences, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
Comité d’organisation
- Alia Kallel, maîtresse assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Hend Elloumi, maîtresse assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Aïcha Kamoun, maîtresse assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Emna Moussa, maîtresse assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Rym Lahmer, maîtresse assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Amina Tekitek, maîtresse assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Zeineb Krima, maîtresse assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
- Asma Mannai, maîtresse assistante, Institut supérieur des arts et métiers de Tataouine, Université de Gabès
- Olfa Hleli, assistante, École supérieure des sciences et technologies du design, Université de la Manouba
Bibliographie
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