Revue des sciences sociales

À la première personne. Mettre la souffrance en récit(s)

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Expected response for the 12/01/2024

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Depuis le « tournant narratif » des années 1980 et le « tournant affectif » des années 1990, les sciences humaines et sociales contemporaines, ainsi que les pratiques scripturales, ont accordé une place croissante aux récits individuels, comme autant de points de vue qui permettent d’enrichir la compréhension des expériences humaines et de la réalité sociale. Longtemps considéré avec méfiance dans une conception positiviste d’un savoir surplombant, le « sujet » gagne une place centrale dans un contexte de remise en question des « métarécits » et de luttes sociales – pour les droits civiques, pour l’autodétermination des peuples, etc. (Grard 2017). Le domaine de la santé n’est pas en marge de ces évolutions : le slogan du mouvement pour le droit des personnes en situation de handicap (« nothing about us without us ») traduit cette volonté de replacer la personne concernée au cœur du discours.
Le développement des maladies chroniques, et en particulier du sida (Barbot 2002), favorise l’émergence de formes d’activisme thérapeutique qui s’engagent sur le terrain de la recherche et multiplient les narrations individuelles de l’expérience de la maladie. S’il est aujourd’hui communément admis que l’on peut produire de la connaissance sur le monde médical à partir de « trajectoires de maladies » (Strauss 1992) inscrites dans des « récits de vie » (Bertaux 2010), il est néanmoins toujours indispensable de réfléchir à la façon dont ces narrations sont construites, à ce qu’elles mettent en lumière et laissent dans l’ombre, et aux effets de réel qu’elles produisent. Ce nouveau dossier de la Revue des sciences sociales propose de réfléchir à la façon dont les sciences humaines et sociales participent à la production et à l’analyse de récits individuels susceptibles d’éclairer autrement l’expérience de la maladie et de la souffrance, en dépliant ces trois questionnements complémentaires.

Axe 1 : Mettre en récit

Une première série de réflexions pourra porter sur les modalités de la mise en récit. Les propositions pourront soulever les enjeux méthodologiques, déontologiques qui entourent le recueil et l’écriture de récits individuels autour de la souffrance et de la maladie, que ceux-ci soient produits par des entretiens, par observation, à partir d’archives médicales, d’archives personnelles ou encore à partir d’un témoignage à la première personne (du singulier ou du pluriel). Elles pourront explorer le vaste champ de l’autoanalyse et de l’autoethnographie : autopathographies, illness narratives ou même graphic memoirs (Miller 2014).
Au-delà des questions relatives à la tension entre anonymisation et reconnaissance du sujet (Weber 2008), les propositions pourront se pencher sur la figure du narrateur : whose story is it ? Se demande Aneta Pavlenko (2002). Qui parle et pour qui ? Comment les personne(s) concernée(s) sont-elles et peuvent-elles être impliquées dans la construction du récit ? À quelles conditions peut-on se prémunir d’une forme d’objectivation voire d’instrumentalisation – le beau spécimen, le cas éclairant – lorsqu’on tente de transformer en objet de savoir des expériences de détresse (Perreault, Thifault 2016) ? En d’autres termes, comment préserver la dignité et la voix des personnes impliquées tout en rendant compte d’expériences de souffrance et de maladie ? Les propositions pourront également étudier la façon dont les sciences humaines et sociales tentent de faire entendre aussi celles et ceux qui semblent ne « compter pour personne » (Heller-Roazen 2023), comme ces femmes autrices de néonaticides dont les « violences inaudibles » peuvent pourtant, si l’on tend l’oreille, être comprises comme le résultat d’inégalités sociales de santé (Ancian 2022) ou comme ce « Gavroche » dont l’expérience de la drogue, de la prison et de la rue peuvent aussi être lues comme une quête « d’in-dépendance » (Beauchez 2022).

Axe 2 : Dire et (se) taire

Les propositions pourront par ailleurs porter sur ce qui est mis en récit et ce qui est passé sous silence dans les expériences de la souffrance et de la maladie. Les articles pourront ici réfléchir aux conditions de possibilité de ces récits, qui amènent certain·e·s à faire œuvre de témoignage quand d’autres gardent le silence. Il s’agira d’explorer les ressources mais également les circonstances et les époques qui favorisent ou au contraire éteignent les voix singulières.
Les articles pourront ici proposer un recul historique (le « mal du siècle » romantique, l’avènement de la psychanalyse, le « trou noir » de la mémoire autour de la Shoah, par exemple) qui permettra de mettre en perspective la nouveauté, la reconfiguration, le renouvellement de la narration individuelle à l’époque contemporaine. Il s’agira par ailleurs d’étudier ce qui est dit et ce qui est passé sous silence au sein même de ces récits : que dit-on de la maladie ou de la souffrance, que dissimule-t-on par pudeur, honte ou encore par impensé ? Au sujet de l’impensé, la réflexion pourra par exemple porter sur les humanités médicales et en particulier la narrative based medicine qui tentent, notamment par l’élaboration de cas cliniques prenant en compte le contexte socio-culturel, d’étendre le regard clinique vers la prise en compte du « social » encore trop souvent considéré par les professionnels de santé comme une « boîte noire désordonnée et impénétrable » (a messy, impenetrable black box) (Stonington et al. 2018).
Penser la mise en récit c’est également s’interroger sur les formes d’écriture : comment la forme narrative peut-elle se glisser dans les contraintes de l’écriture scientifique, que perd-elle à se fondre dans le moule académique ? Dans quelle mesure la narration littéraire, voire d’autres formes de narration par l’image ou la vidéo, permet-elle de s’affranchir de ces contraintes et d’explorer d’autres formes esthétiques au service d’une compréhension plus sensible du monde, qui entremêle narrativité et esthétique (Good 1998) ?

Axe 3 : Adresser le récit

Enfin, la réflexion pourra porter sur les destinataires : à qui s’adressent les récits et avec quelles ambitions ? Si la démarche s’est largement diffusée tant dans la littérature que dans les sciences humaines et sociales, le choix de mettre en avant un sujet spécifique soulève la question des intentions de l’auteur·rice : pourquoi isoler une personne particulière dans le flot général des vies, pourquoi situer la narration au niveau de son (ou d’une) expérience singulière ? Les articles pourront ici porter sur les fonctions du récit. La forme narrative individuelle est parfois mobilisée pour faire œuvre de témoignage, à l’instar de Fritz Zorn sur l’expérience du cancer (1976) ou encore de A.R. dans le Manifeste de DingDingDong sur la maladie de Huntingon (Huntington, A.R. 2013). Le récit est parfois mobilisé, seul ou dans une collection de voix singulières additionnées, pour « penser par cas » (Passeron, Revel 2005). Entre hommage et témoignage, recherche de sens, de reconnaissance ou de justice, et production de « savoirs situés » (Haraway 1988), que vise l’écriture de récits individuels ? D’un point de vue sociopolitique, il pourra s’agir ici de se demander si le resserrement autour des singularités individuelles empêche de poursuivre l’analyse des inégalités structurelles dans le monde de la santé. Comment multiplier les points de vue et sans aboutir à un relativisme généralisé, à des expériences incommensurables ? Peut-on prendre la parole pour ne parler que de soi et comment identifier le « nous » implicite dont l’individu se fait le porte-voix ? Dans quelle mesure le récit individuel permet-il d’accéder à une compréhension plus sensible des expériences sociales, à la façon d’un « filon, ce que l’on appelle aussi ”une veine” dans une mine − ce filet envoûtant de richesse minérale qui se déplace dans un matériau terreux dense, où il ne se contente pas de mûrir mais s’empare de la planète granuleuse elle-même et en fait un foyer » (Fullwiley 2022) ? Pour reprendre une distinction conceptuelle proposée par Arthur Kleinman (1988) : dans quelle mesure la perspective subjective de la maladie (illness) permet-elle d’éclairer et d’enrichir aussi les dimensions médicales (disease) et sociales (sickness) ?
Les articles pourront enfin s’interroger sur les effets performatifs du récit de soi : dans quelle mesure le récit de la souffrance et de la maladie peut-il avoir des vertus thérapeutiques ou réparatrices ? Comment concrètement peut-il contribuer à l’émergence de mobilisations collectives dans le champ de la santé, dans le champ de la pensée du care ? Comment, enfin, ces récits participent-ils à revoir – par l’attention accordée aux plus fragiles – le pacte social, selon les principes pour l’humanisme du XXIème siècle définis par Julia Kristeva (2011) ?

Nous invitons les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales à soumettre leur proposition d’article – qui pourra consister en la présentation d’un cas ethnographique, d’un récit individuel ou d’une analyse de discours, ou en une réflexion plus méthodologique ou théorique sur la fabrique des récits à la première personne :

  • Sous la forme d’un résumé d’une page environ (3 000 signes environ) qui esquissera la structure du texte et détaillera précisément les sources originales (données empiriques, corpus littéraire, archives, etc.) sur lesquelles s’appuiera le propos.
  • Les résumés des articles proposés sont attendus pour le 12 janvier 2024.
  • Ils doivent être envoyés à l’adresse de la revue, ainsi qu’à celles des coordinatrices du dossier :
    • rss@misha.fr,
    • j.bodzinska@ug.edu.pl
    • et lancelevee@unistra.fr

Calendrier prévisionnel :

  • 12 janvier 2024 : envoi et sélection des résumés
  • 1e juin 2024 : envoi et relecture des articles (40 000 signes environ)
  • Juillet 2025 : publication du numéro

Coordinatrices du dossier

  • Jadwiga Bodzinska-Bobkowska, Université de Gdańsk, Pologne
  • Camille Lancelevée, Université de Strasbourg, France