La revue « Questions de communication » lance un appel à articles intitulé « Corps stigmatisés en contexte numérique ». le dossier est coordonné par Hélène Bourdeloie (LabSIC, Université Sorbonne Paris Nord), Yann Bruna (Sophiapol, Université Paris-Nanterre) et Dimitra Laurence Larochelle (Irméccen, Université Sorbonne Nouvelle)
Présentation
Appareil physique et symbolique caractérisant l’être humain (Le Breton, 2008), le corps est soumis à des normes et injonctions permanentes qui déterminent sa légitimité. Ces normes variables selon des catégories telles que le genre, la classe, la race1, la sexualité ou encore l’âge, construisent un idéal corporel fondé sur l’accumulation de critères multiples, auxquels le corps est censé se conformer. Historiquement ancrée, cette codification du corps s’est s’accompagnée de processus de stigmatisation et de domination engendrés par les imaginaires impérialistes et postcoloniaux (Tonda, 2015), et les systèmes de classements sociaux (Bourdieu, 1979) ont contribué à construire des corps socialement différenciés et à établir une hiérarchie de légitimité entre eux. Dès lors, le corps est devenu un enjeu central dans la reproduction des rapports de pouvoir et des inégalités sociales.
Ce faisant, les corps les plus hégémoniques – à la manière des corps blancs, minces, valides, présumés hétérosexuels ou cisgenres vus comme standards (Carof, 2021) dans les sociétés occidentales contemporaines – peuvent être pensés comme majorés, car gratifiés d’une valeur ajoutée qui contribue à les situer socialement et à façonner positivement les discours et les regards qui sont portés sur eux. Au contraire, les corps auxquels nous nous intéresserons ici, minorés2 car privés des fonctions, attributs, traits ou formes qui caractérisent les corps dominants ou prétendus « normaux » par la société, sont éloignés de ces standards. De fait, toute marque corporelle de différence, qu’elle soit ostensiblement visible ou qu’elle fasse l’objet d’une tentative de dissimulation, est souvent perçue comme une déviance ; cela pu être observé dans le cas de certaines orientations sexuelles ou identifications de genre (Macé, 2010).
Cette différence opère comme un stigmate au sens goffmanien du terme (Goffman, 1975)3, engendrant des processus de discrimination, voire de pathologisation à l’encontre des corps handicapés, trans, gros, maigres, malades ou racisés. Cette stigmatisation se traduit par des difficultés à exposer ces corps dans l’espace public et à les y faire pleinement accepter (Héas et Dargère, 2014), le risque de sanctions sociales y étant plus élevé. En témoignent les cas de personnes médicalement désignées comme obèses ou en surpoids (Burford et Orchard, 2014), ou encore de femmes homosexuelles (Nicaise, 2017). Toutefois, dans une logique de résistance, le corps peut être exposé selon des stratégies de réappropriation ou de dissimulation, à l’exemple de femmes se définissant comme « gouines »4 et qui, pour échapper au stigmate dans l’espace urbain, surinvestissent des actes de féminité pour être identifiées comme hétérosexuelles et se conformer à la norme dominante (ibid.).
À cette thématique abondamment traitée dans le champ de la sociologie du corps, s’ajoute désormais une variable déterminante qui influence les discours et regards portés sur les corps : les dispositifs socio-numériques. Axés sur le partage de contenus visuels, ces dispositifs pourraient jouer un rôle clé dans la reconfiguration des représentations corporelles, quelles qu’elles soient. C’est autour de cette problématique que ce dossier entend s’articuler, en interrogeant la manière dont ces dispositifs redéfinissent les normes et imaginaires associés aux corps. En ligne, l’exposition corporelle n’est effectivement pas sujette aux mêmes normes ou injonctions. Pour reprendre le vocabulaire de Sherry Turkle (1995), l’identité s’y déplie et la pluralité des subjectivités s’exprime. Encouragés par une forme d’impudeur corporelle propre aux RSN (Denouël et Granjon, 2011), les corps et les communautés stigmatisés sont davantage représentés (Yeshua-Katz et Hård af Segerstad, 2020).
Des individus atteints de pathologies dermatologiques rares ou en situation de handicap physique choisissent de « se raconter en ligne en déployant des stratégies de représentation de soi et de gestion, du regard des impressions d’autrui » (Husson et Sedda, 2022). Ainsi des recherches conduites au cours des deux dernières décennies tendent-elles à montrer que, en ligne, le stigmate pourrait constituer un élément de valorisation (Sedda et Botero, 2022), une marque de fabrique (Bourdeloie, 2021), une marchandise (Illouz, 2006), voire une arme pour faire valoir un droit ou un statut (Fassin et Rechtman, 2007).
De fait, les formes préliminaires de résistance au stigmate (« oui je suis ainsi et alors ? ») pourraient plus facilement aboutir à son retournement, tel que théorisé par Louis Gruel (1985) dans sa sociologie des quartiers défavorisés. La propagation d’images de corps peut conduire à leur acceptation (Cohen et al., 2019). À cet égard, divers mouvements en ligne, reposant souvent sur des socles féministes historiques, cherchent à poser un regard « positif » sur les corps hors normes (Afful et Ricciardelli, 2015). On pense, entre autres courants, au body positivisme, au fat acceptance movement (Cwynar-Horta, 2016 ; Cohen et al., 2019 ; Kelly et Daneshjoo, 2019), au skin positivisme, au hair positivisme ou encore au trans positivisme, etc., qui concentrent leur attention sur l’acceptation de tout corps (Sastre, 2014), type de peau ou de cheveu. L’émancipation des standards de beauté est encouragée au moyen de hashtags comme #theysaid, qui recense les expériences d’harcèlement grossophobe, ou de #celebratemysize.
Cependant, les RSN représenteraient une arme à double tranchant (Bourdeloie, 2021). En raison de leurs caractéristiques techniques, ils fonctionnent comme une caisse de résonance à géométrie variable (ibid.) et, là où ils permettent de contrer les normes hégémoniques, ils peuvent aussi participer à l’amplification des discours stigmatisant les différences ou les « déviances ». Comme dans d’autres médias, l’image corporelle y est conditionnée par des stratégies d’érotisation (Sedda et Botero, 2022) et de mise en valeur d’idéaux corporels conduisant les individus, en particulier les plus minorés, à être insatisfaits de leur corps (Grabe et al., 2008 ; Lewallen et Behm-Morawitz, 2016 ; Tiggeman et al., 2018 ; Tiggemann et Anderberg, 2020 ; Mahon et Hevey, 2021 ; Albermann, 2022). Sur Instagram, cela se manifeste par l’utilisation de hashtags du type « #bodygoals, #selfesteem, #noexcuses, #lovingmydots, #thisinspiration, #fitsinspiration ». Les conséquences de cette exposition sur les individus (Tiggeman et Zaccardo, 2015) s’étendent du développement de troubles alimentaires (Frederick et al., 2017) aux dangers pour la santé physique et mentale. Par exemple, la mise en visibilité des corps handicapés interroge cette ambivalence des RSN dans la reproduction ou l’émancipation des normes corporelles. Le fauteuil roulant peut autant être inclus dans une image en ligne pour confronter le regard validiste à ce « partenaire de vie » (Tua, 2022), qu’être volontairement exclu de cette image en raison du « besoin d’assistance » (ibid.) qu’il incarne et des discours infantilisants et paternalistes qu’il engendre.
Il en va de même pour les individus présentant des pathologies dermatologiques qui, en « sublimant les stigmates [non sans garder] un contrôle sur les images partagées » (Husson et Sedda, 2022), promeuvent la diversité corporelle. Néanmoins, présenter ces corps sous des angles avantageux et similaires aux corps hégémoniques révèle paradoxalement un repli vers les normes en vigueur (ibid.). Par la réappropriation de l’espace public de la ville, là où la Gay Pride vise une contestation de la norme hétérosexuelle (Leroy, 2009), la diffusion d’images, de hashtags ou d’émoticônes mettant en scène des individus homosexuels à l’apparence genrée parfois très affirmée, ne constitue-t-elle pas une façon de s’approprier les espaces publics numériques ?
Dans ce contexte, il apparaît évident que les plateformes numériques ne sont pas neutres et contribuent à (re)produire des normes, puisque « chaque plateforme propose une politique de la visibilité spécifique » (Cardon, 2008 : 124) à ses utilisateurs et utilisatrices qui peuvent s’en saisir pour « jouer leur identité sur des registres différents » (ibid.). Dans le même temps, ces plateformes peuvent constituer des territoires de représentations stigmatisantes et des lieux de résistance, où il est possible de se réapproprier et de resignifier différentes formes de minoration des corps et proposer des représentations allant à l’encontre des préjugés (Bazin et al., 2020). L’exposition numérique des corps minorés pourrait donc aussi conduire aux représentations et légitimations de catégories subalternes (Quet, 2021). Encore peu traitée dans la littérature, une telle ambivalence gagnerait à être davantage explorée dans ce dossier thématique dont l’ambition est d’interroger ce que le numérique fait aux corps minorés. Autrement dit, l’objectif est de comprendre comment le numérique, appréhendé comme un territoire, une plateforme, un système d’intelligence artificielle, etc., agit sur les corps : constitue-t-il une arène de contestation et de résistance aux normes corporelles hégémoniques, un territoire de visibilité des corps stigmatisés ou un lieu de reproduction de la domination ?
Axe 1. Ce que les dispositifs numériques font aux corps minorés
Il s’agit d’examiner la façon dont le design des dispositifs numériques (Badouard, 2014) contribue à façonner des corps plus ou moins légitimes et à participer, ou non, de la reproduction de certaines normes corporelles. Ce faisant, l’analyse porte sur le rôle du dispositif dans le rapport au corps qui échappe aux normes corporelles dominantes.
Le dispositif est appréhendé au sens de Giorgio Agamben (2007), selon lequel il s’agit d’un ensemble hétérogène de pratiques, savoirs et techniques au service du pouvoir (voir aussi Appel, Boulanger, Massou, 2010). L’analyse matérielle du dispositif pourra ici être prise en compte. Les dispositifs numériques étant dès lors envisagés à la fois comme des espaces éditoriaux discursifs dans lequel s’inscrivent et s’organisent symboliquement des signes (Julliard, 2013), comme une industrie régie par des logiques économiques et industrielles, ou encore comme une plateforme qui capitalise la valeur sur la base de l’exploitation des données personnelles (Bigot et al., 2021). Il s’agit alors de faire cas des caractéristiques techniques, algorithmiques, fonctionnelles, ergonomiques, esthétiques, etc., de ces différents dispositifs et de la façon dont ils façonnent les (contre)discours et (co-)produisent de potentiels rapports d’oppression. Il est ainsi question d’étudier leur rôle dans la construction et la circulation de discours qui valorisent ou dévalorisent les corps stigmatisés, dans l’activité de création de contenus et d’influence, mais aussi dans la monétisation du stigmate susceptible de constituer une source de revenus. On pourra porter l’attention sur les biais de la plateforme s’agissant de l’affichage, du référencement et, ce faisant, de la hiérarchisation des corps assignés ou non comme minorés. D’un point de vue des usages, on pourra se demander comment ces biais sont contournés pour contester les normes hégémoniques concernant le rapport au corps.
Axe 2. Investiguer les enjeux de l’exposition du stigmate corporel en ligne
Cet axe a pour objectif d’investiguer les motivations qui conduisent à exposer des corps atypiques en ligne, ainsi que la façon dont les discours qui circulent sur l’acceptation, ou non, de ces corps sont reçus et appropriés. D’une part, il est important d’examiner les mécanismes à l’origine de l’exposition des stigmates en ligne, que ce soit dans une perspective militante (Ronti, 2018) et revendicative, ou dans une perspective ayant trait à un enjeu de reconnaissance (Botero et al., 2023). Il est question des enjeux de visibilité et d’émancipation sous-jacents à la production de ces espaces. D’autre part, il serait pertinent d’étudier de façon complémentaire les mécanismes qui conduisent des personnes stigmatisées, embrassant un statut d’influenceur·euse, de créateur·ice de contenus ou d’activiste, à exposer leur corps en ligne voire, dans certains cas, à monétiser le stigmate qui le caractérise. En effet, les discriminations peuvent être à l’origine de la création d’un contenu, d’un podcast ou d’un profil en ligne œuvrant pour défendre une cause. Les propositions pourraient ici se concentrer sur le cas des personnes subalternisées par les industries en raison de leur apparence physique, à l’exemple de travaux dans la continuité de ceux de Laurence Allard (2019) relatifs aux Youtubeuses discriminées parce que voilées. Parallèlement, cet axe propose de questionner les discours contre-hégémoniques ou alternatifs que permettent de produire certaines de ces plateformes, dont se sont emparées des personnes militantes ou influenceuses, invisibilisées dans les espaces publics « traditionnels » (Jouët, 2022). Militantes, influenceuses ou « ordinaires », ces personnes défendent-elles un champ d’expertise (sur la grosseur, le handicap, une maladie de peau, etc.) spécifique qui, scientifique ou non, pourrait échapper aux personnes « ordinaires » ou « neurotypiques » ? À ce titre, il sera intéressant d’explorer dans quelle mesure la revendication d’un stigmate corporel participe de l’acquisition d’une légitimité à s’exprimer sur une pathologie, ou de l’extension d’une sphère d’influence qui, appuyée par des métriques inhérentes aux RSN, contribue à renforcer cette légitimation.
Axe 3. Penser les représentations des corps minorés en ligne et leurs appropriations par les individus
Il s’agit d’analyser la façon dont les corps minorés et stigmatisés sont représentés et perçus dans différents espaces en ligne, et le rôle de ces derniers dans la déconstruction des discours et représentations liés aux stigmates corporels. Comment les usager·ère·s s’approprient-elles les discours handiphobes, dysmorphobes, homophobes, négrophobes, ethnophobes, gérontophobes, psychophobes, capacitistes, etc., et de quelles manières ces discours participent à la perception de leurs corps tout comme de leur rapport aux autres corps ? On cherchera à comprendre les motivations des publics disposés à participer à des échanges autour des corporéités en ligne, ainsi que leurs caractéristiques. On se demandera ce qui les conduit ou non à s’exposer en ligne et dans quelle mesure ils investissent ces lieux comme des espaces de soutien (Galibert et Cordelier, 2023), voire de communautés d’entraide qui partagent des expériences. Pour des sujets sociaux minorisés et victimisés dans l’espace public traditionnel, on explorera la façon dont ces environnements numériques, propices à l’expression et à la réalisation de soi, tiennent lieu ou non de territoire pour s’émanciper des normes corporelles hégémoniques qui ceignent les sociétés occidentales (Larochelle et Bourdeloie, à paraître).
Propositions d’articles
Les propositions d’articles (entre 4 000 et 6 000 signes, références bibliographiques incluses) sont à envoyer d’ici le 3 février 2026 à :
- Hélène Bourdeloie (helene.bourdeloie@univ-paris13.fr)
- Yann Bruna (ybruna@parisnanterre.fr)
- Dimitra Laurence Larochelle (dimitra.larochelle@sorbonne-nouvelle.fr)
- Béatrice Fleury (beatrice.fleury@univ-lorraine.fr)
- Jacques Walter (jacques.walter@univ-lorraine.fr)
Calendrier
- Date limite de réception des propositions : 3 février 2026 (entre 4 000 et 6 000 signes, références bibliographiques incluses)
- Retour des décisions aux auteur·ices des propositions : 24 mars 2026
- Remise des articles : 15 septembre 2026
- Expertise : 16 septembre-12 novembre 2026
- Remise des articles finaux : 15 janvier 2027
- Parution : 1er semestre 2027
Recommandations rédactionnelles
https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/3074
Appel permanent
Questions de communication publie aussi des Notes de recherche.
Recommandations aux auteurs et autrices
Voir sur le site de la revue :
https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/22297
Les propositions d’articles sont à envoyer conjointement à :
- Céline Ségur : celine.segur@univ-lorraine.fr
- Sylvie Thieblemont-Dollet : sylvie.thieblemont@univ-lorraine.fr
- Béatrice Fleury : beatrice.fleury@univ-lorraine.fr
- Jacques Walter : jacques.walter@univ-lorraine.fr
Questions de communication
Revue semestrielle à comité de lecture, publiée en accès ouvert intégral, soutenue par le Centre de recherche sur les médiations de l’Université de Lorraine et l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Dans le cadre du projet Ques2ComSO, la revue est aussi financée avec le soutien du Fonds national pour la science ouverte et le fonds de soutien à la science ouverte de l’Université de Lorraine.
Questions de communication favorise l’approfondissement ou le renouvellement des approches sur un thème – objet d’un dossier –, grâce au croisement de contributions faisant référence à différentes traditions scientifiques. Fondée sur le pluralisme, elle suscite des débats sur des concepts ou des méthodes utilisés dans les travaux traitant de l’information-communication (Échanges, Notes de recherche). Enfin, par l’attention à une dimension internationale, elle vise un accroissement de la circulation des connaissances et de la dynamique comparative, notamment par les rubriques En VO, Focus et les recensions d’ouvrages français et étrangers.
Indexation/référencement : Biblio SHS (Inist, CNRS), Bielefeld Academic Search Engine, Conseil national des universités (71e section), Directory of Research Journals Indexing, Elektronische Zeitschriftenbibliothek, Erih Plus (European Science Foundation), Francis (Inist), Google Scholar, Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Héloïse (CCSD, CNRS), International Bibliography of the Social Sciences (IBSS, Proquest-CSA), Isidore, Miar (Information Matrix for the Analysis of Journals, Universitat de Barcelona), Road (ISSN International Centre, Unesco), Sherpa/Romeo (University of Nottingham), Sudoc, WorldCat (OCLC), Zora (Zurich Open Repository and Archive Journal Database).
Mots-clés
- Mots-clés
- Corps
- Dispositifs
- Numérique