Depuis les années 2010, la notion de « souveraineté numérique » est mobilisée dans les discours et érigée en nouvelle priorité de l’agenda politique et institutionnel. En France, dès 2019, la commission sénatoriale d’enquête sur la souveraineté numérique a rendu un rapport dédié devenu depuis un document de référence. Un an plus tard, dans le rapport « Shaping Europe’s digital future », la Commission européenne a exposé ses ambitions souverainistes visant une nouvelle coordination des États membres. L’épidémie de Covid-19 a été un catalyseur en Europe (Thumfart, 2021), mais les réflexions portant sur l’instauration ou la restauration de l’État dans le domaine du numérique ont été engagées en amont, dans la continuité des débats sur la gouvernance de l’Internet. Hors de l’Europe, cette notion a été mobilisée par le gouvernement chinois dès les années 1990 dans le cadre d’une politique visant à contrer l’hégémonie des États-Unis en référence, notamment, aux dominations technologiques de pays des Nords sur les pays des Suds.
Cette préoccupation politique de par le monde n’est en réalité pas nouvelle. Elle s’inscrit dans le sillage d’autres débats : ceux autour de la « souveraineté technologique », dans les années 1960 au Canada et les années 1980 en Australie, pour dénoncer la dépendance vis-à-vis des États-Unis ; ceux de la « souveraineté informationnelle », dans les années 1970 dans le cadre du Nomic, sur l’informatisation des pays du Tiers-Monde et la dépendance technologique des pays des Suds vis-à-vis de ceux des Nords, lesquels débats se sont poursuivis au début des années 2000 dans le cadre des deux Sommets mondiaux de la société de l’information (Benchenna, 2006).
Ce rappel historique n’est toutefois pas suffisant pour comprendre les enjeux de cet impératif souverainiste aujourd’hui dans les trois domaines du numérique : les infrastructures matérielles et logicielles, les données et les contenus informationnels et culturels. Il doit également être rapporté au passif du « retrait » de l’État dans la deuxième moitié du XXe siècle (Strange, 1995), à la mobilisation des pouvoirs régaliens dans la mise œuvre des politiques néolibérales depuis les années 1970-1980 (Dardot, Laval, 2020) et aux évolutions des rapports de domination en matière de technologie entres pays des Nords et pays des Suds. Les (inter)dépendances complexes héritées de ces séquences historiques, la déréglementation des télécommunications et de la mondialisation des réseaux et services numériques (Smyrnaios, 2017), interrogent les conditions de possibilité d’instauration/restauration de la souveraineté sur ou par le numérique, d’autant plus que les dépenses auxquelles les États doivent consentir pour (chercher à) atteindre l’autonomie créent, selon les disparités de ressources économiques, d’importantes inégalités entre pays et contribuent à perpétuer les dépendances existantes.
En somme, et à la lumière de ce qui précède, est posée la question de déterminer dans quelle mesure un État peut encore prétendre à une souveraineté dans le domaine du numérique.
Cette question se pose dans la mesure où la souveraineté revendiquée par les États reste fragile et marquée par de nombreuses contradictions. Malgré des investissements dans des infrastructures nationales, la dépendance aux fournisseurs étrangers, notamment américains, pour les routes du web et le cloud, limite la maîtrise technologique (Bômont, 2021 ; Coelho, 2023). Les administrations utilisent en grande partie des logiciels propriétaires étrangers (Jeannot, Cottin-Marx, 2022), compliquant la transition vers des solutions souveraines. Les infrastructures critiques reposent souvent sur des géants du numérique étrangers dont la régulation est difficile en raison de leur implantation hors de portée des législations nationales. Sur le contrôle des contenus, les États peinent à imposer leurs règles face à la domination des plateformes américaines qui appliquent leurs propres politiques. La nature transfrontalière d’Internet permet de contourner les dispositifs de contrôle, rendant la souveraineté illusoire. Enfin, la souveraineté sur les données est fragilisée par la centralisation et la monétisation par des acteurs étrangers. Malgré le RGPD, les États restent vulnérables face à l’accès extraterritorial des autorités américaines, comme le montre le Cloud Act.
La souveraineté numérique est donc un équilibre délicat entre volonté d’autonomie, dépendances technologiques et contraintes géopolitiques.
À plusieurs titres, le retour de l’État souverain dans ce domaine s’apparente davantage à un projet qu’à un état de fait, à une repolitisation de la dépendance et de l’autonomie où se jouent la redéfinition d’identités oppositionnelles et la coordination d’acteurs stratégiques.
Considérant que la « souveraineté numérique » implique des arbitrages complexes entre indépendance affichée et réalités industrielles, économiques et diplomatiques, considérant qu’elle reste largement tributaire des choix technologiques et juridiques d’acteurs étrangers, compromettant ainsi les visées d’indépendance (Fisher, 2022), l’objectif de ce dossier est de comprendre comment sont traitées et négociées ces contradictions dans les politiques publiques, les alliances internationales et les rhétoriques souverainistes.
Politiques publiques, acteurs et indicateurs
À partir d’études de cas situées, il s’agit d’étudier les politiques publiques, programmes et partenariats industriels mis en œuvre au nom de la souveraineté numérique, les controverses suscitées ou invisibilisées, tant en ce qui concerne la protection des données, le contrôle des architectures et des contenus, et la certification des technologies. Serait particulièrement appréciée l’attention portée aux procédures d’évaluation de ces politiques publiques, à la fabrique et l’usage d’indicateurs de progression/régression de souveraineté (Kaloudis, 2021) et aux fonctions de labélisation (le label « cloud confiance » ou « Je choisis la french tech » par exemple) dans les coordinations des dynamiques industrielles.
Alliances internationales, normes et interopérabilité
Sont attendues les contributions étudiant les alliances internationales formées ou défaites au nom de la souveraineté numérique, les consensus et dissensus qui s’expriment, et leurs répercussions à l’échelle des gouvernances internationales (Budnistky, Jia, 2018 ; Perarnaud et al., 2024). Ces alliances invitent à interroger les conditions effectives de la souveraineté au niveau de pays ou de régions, en prenant en compte les singularités du réseau national, les interdépendances entre infrastructures, et les techno-féodalismes des oligopoles du numérique. Sous l’égide de ces alliances, pourraient être considérés les processus d’élection, d’adoption et d’exportation de normes et standards, les dispositifs d’interopérabilités juridiques et techniques mis en œuvre, en prenant en compte les chaînes de partenariats public-privé. En complément de travaux déjà produits sur la Russie, la Chine, les États-Unis et l’Europe, des contributions s’appuyant sur des terrains précis traitants en particulier des pays africains francophones seraient bienvenues.
Rhétorique et imaginaires de la souveraineté numérique
Il s’agira d’analyser comment la souveraineté numérique est mobilisée, mise en récit et investie de significations variées par les acteurs publics, privés ou issus de la société civile, à travers différents contextes géopolitiques et culturels (Pohl, Thorsten, 2020 ; Couture, Toupin, 2019). Cet axe vise à nourrir une réflexion critique sur la manière dont la souveraineté numérique est pensée, racontée et projetée, et sur les effets performatifs de ces rhétoriques. Les contributions pourraient porter sur les imaginaires technologiques qui sous-tendent les politiques nationales ou régionales ainsi que les tensions entre aspirations à l’autonomie numérique et logique d’interdépendance globale.
Les auteurs sont invités à envoyer les résumés (approximativement 5000 signes espaces compris) à : etudes.digitales.soumissions@gmx.fr
Calendrier
- Remise des résumés : 15 octobre, retour aux auteurs le 30 octobre 2025.
- Rendus des articles complets 15 janvier 2026.
- Retours des relectures en double aveugle 28 février
- Remise des articles modifiés 30 mars
- Remise des articles définitifs après prise en compte des remarques du Comité Éditorial 30 avril
- Parution juillet 2026
Bibliographie
Benchenna, A., 2006, « Réduire la fracture numérique Nord-Sud : une croyance récurrente des organisations internationales », Terminal, n°95-96, pp. 33-46.
Budnistky S., Jia L., 2018, « Branding Internet sovereignty : Digital media and the Chinese–Russian cyberalliance », European Journal of Cultural Studies, 21(2), pp. 1-20
Coelho O., 2023, Géopolitique du numérique. Les éditions de l’atelier.
Couture S., Toupin S., 2019, « What does the notion of “sovereignty” mean when referring to the digital », New media and society, 21(10), pp. 1-18.
Dardot P., Laval C., 2020, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident. La Découverte.
Fischer D., 2022, « The digital sovereignty trick : why the sovereignty discourse fails to address the structural dependencies of digital capitalism in the global south ». ZPolitikwiss 32, pp. 383–402.
Jeannot, Cottin-Marx, 2022, La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public. Raisons d’agir Éditions.
Kaloudis M., 2021, « Sovereignty in the Digital Age – How Can We Measure Digital Sovereignty and Support the EU’s Action Plan ? », New Global Studies,16(3).
Perarnaud C., Rossi J., Musiani F., Castex L., 2024, L’avenir d’internet. Unité ou fragmentation ?, Le bord de l’eau.
Pohle, J., Thorsten T., 2020, « Digital Sovereignty », Internet Policy Review, 9(4), pp. 1-19.
Smyrnaios N., 2017. Les GAFAM contre l’internet. Une économie politique du numérique. INA.
Thumfart, J., 2021. « The norm development of digital sovereignty between China, Russia, the EU and the US : From the late 1990s to the Covid-crisis 2020/21 as catalytic event ». SSRN Electronic journal. DOI : 10.2139/ssrn.3793530