À bien des égards, les « années Mitterrand » (Bernard 2015) peuvent être envisagées comme un âge d’or de la communication, entendue dans son acception la plus large et à travers ses multiples déclinaisons. La Revue d’études mitterrandiennes consacre son deuxième numéro à l’exploration des connexions entre l’essor de la sphère de la communication en France et les politiques menées par et sous la présidence de François Mitterrand.
L’industrie française de la communication connaît, au cours des années 1980, une expansion sans précédent, dépassant largement les frontières du marché national – comme en témoignent les trajectoires d’agences publicitaires telles que RSC&G ou Eurocom (Martin 1992). Le paysage médiatique, longtemps caractérisé par une relative stabilité, est profondément bouleversé par l’émergence de nouvelles technologies – câble, puis satellite avec TDF1 – et l’ouverture au secteur privé (Bourdon 1994 ; Chauveau 1997 ; D’Almeida et Delporte 2003). Suite à la multiplication des radios libres, et face à leur mobilisation pour que la publicité commerciale y soit autorisée, l’Élysée décide en 1984 de céder à ces revendications. Ce choix reflète un véritable tournant médiatique de la présidence Mitterrand, dont les conséquences sont encore plus visibles dans le domaine télévisuel. Plusieurs chaînes de télévision voient en effet le jour au cours des septennats mitterrandiens : d’abord Canal+ en 1984, puis La Cinq et TV6 – autorisées peu avant les élections législatives de 1986 mais soumises à plusieurs bouleversements dans les années suivantes – et, enfin, la chaîne franco-allemande Arte, créée en 1991. La présidence Mitterrand est aussi marquée par une mondialisation culturelle accrue qui se traduit par l’arrivée des feuilletons et films américains sur les écrans de télévision français. En réaction, les gouvernements européens mettent en place une politique des quotas (décrets Tasca) dont les effets sur les programmes audiovisuels doivent être approfondis. Dans ce cadre, l’agence Havas conserve un rôle central dans les politiques communicationnelles et audiovisuelles de l’État, et ce, même après sa privatisation en 1986 (Lefebvre 1998).
Si l’État avait déjà assumé une fonction communicationnelle explicite avec la mise en place, en 1976, d’un dispositif ad hoc – le Service d’information et de diffusion (SID) – son maintien par le gouvernement socialiste en 1981 en a renforcé la pérennité institutionnelle et la légitimité politique. Les deux septennats mitterrandiens se caractérisent par un recours croissant aux campagnes d’information, déployées à tous les niveaux de l’action publique – du local au national – et généralement mises en œuvre par des agences de communication via la médiation du SID (Ollivier-Yaniv 2000 ; Guigo 2016). À l’intersection de la fonction publique et du marketing, un marché, mais aussi une expertise, se structurent, contribuant à la consolidation de savoir-faire professionnels et scientifiques dans les domaines de la « communication sociale » (Le Net 1988 ; Ollivier-Yaniv et Rinn 2009) et de la « communication publique » (Aldrin et al. 2014 ; Zémor 1995).
Parallèlement, la communication politique fait l’objet d’une « professionnalisation » croissante, tant dans le cadre des campagnes électorales que dans l’exercice ordinaire du pouvoir (Holtz‐Bacha et al. 2007). Si les dirigeants politiques français ont commencé à s’entourer de conseillers en communication dès les années 1960 (Chauveau 2003 ; Georgakakis 1995 ; Pozzi 2019) et les partis avaient déjà entamé un processus de professionnalisation interne (Barboni 2008), les années 1980 marquent une généralisation du recours à des experts et à des agences de communication par l’ensemble des forces politiques, y compris par le Parti socialiste (Delporte 2007 ; Guigo 2020). Les dirigeants socialistes – au premier chef François Mitterrand et Michel Rocard – s’appuient alors sur des conseillers aux trajectoires hybrides (Bazin 2011 ; Guigo 2016 ; 2017). Un marché et une expertise professionnelle se cristallisent autour du « marketing politique » (Bongrand 1986) et, dans le champ universitaire, de la « political communication » (Wolton 1989 ; Maarek 1995).
Dans cette perspective, une approche intégrée de l’étude des politiques de communication à l’ère mitterrandienne s’avère particulièrement féconde. Il s’agirait de construire un cadre analytique cohérent permettant d’articuler les dimensions politique, institutionnelle, médiatique et commerciale de la communication, en croisant les méthodologies issues des sciences de l’information et de la communication (SIC), de la science politique et de l’histoire politique. Cette approche, amorcée au tournant des années 1990 – notamment dans les travaux consacrés à Margaret Thatcher (Scammell 1991) ou à l’« internationale publicitaire » (Mattelart 1989) – mérite d’être réactualisée. Elle permettrait de dépasser les cloisonnements disciplinaires liés à l’hyperspécialisation des champs de recherche, tout en tirant parti d’un accès désormais élargi aux sources primaires et d’un renouvellement substantiel de l’historiographie sur les années 1980.
Cet appel à contributions poursuit un double objectif :
1. Reconstituer le système communicationnel qui sous-tend la gouvernance mitterrandienne dans toute sa complexité. Il s’agira de cartographier les acteurs (dirigeants politiques, fonctionnaires, professionnels, experts-militants, consultants) et les dispositifs (institutions, agences, campagnes), en analysant les interactions entre des sphères distinctes mais interdépendantes : partisanes, gouvernementales, médiatiques et commerciales.
2. Identifier les spécificités de la politique de communication mitterrandienne, et débattre de l’existence d’un « modèle mitterrandien » de communication publique et politique : quelles continuités et discontinuités avec les pratiques des années giscardiennes ? En quoi ce modèle s’inscrirait-il dans les transformations contemporaines de la société et du politique – qu’il s’agisse du rôle de l’État, des médias et des partis, ou des représentations du citoyen (électeur, spectateur, consommateur) ?
Responsables du numéro :
- Piergiorgio Bruno, doctorant en histoire, Sciences Po.
- Pierre-Emmanuel Guigo, MCF en histoire, Université Paris Est Créteil
Les propositions de 500 signes maximum sont à envoyer avant le 15 novembre à :
- pierreemmanuel.guigo@sciencespo.fr
- et piergiorgio.bruno@sciencespo.fr.
Parution du numéro : deuxième semestre 2026.
Bibliographie
Aldrin, Philippe, Nicolas Hubé, Caroline Ollivier-Yaniv, et Jean-Michel Utard. 2014. Les mondes de la communication publique : légitimation et fabrique symbolique du politique. Presses universitaires de Rennes.
Barboni, Thierry. 2008. « Les changements d’une organisation. Le Parti socialiste, entre configuration partisane et cartellisation (1971-2007) ». Doctorat, Paris : Université Panthéon-Sorbonne-Paris I.
Bazin, François. 2011. Jacques Pilhan, le sorcier de l’Elysée. Paris : Perrin.
Bernard, Mathias. 2015. Les années Mitterrand. Paris : Belin.
Bongrand, Michel. 1986. Le marketing politique. Paris : PUF.
Bourdon, Jérôme. 1994. Haute fidelité. Pouvoir et télévision. Paris : Seuil.
Chauveau, Agnès. 1997. L’audiovisuel en liberté ? Histoire de la Haute Autorité. Paris : Presses de Sciences Po.
———. 2003. « L’homme politique et la télévision. L’influence des conseillers en communication ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire 80 (4).
D’Almeida, Fabrice, et Christian Delporte. 2003. Histoire des médias en France : de la Grande Guerre à nos jours. Paris : Flammarion.
Delporte, Christian. 2007. La France dans les yeux. Paris : Flammarion.
Georgakakis, Didier. 1995. « La double figure des conseils en communication politique. Mises en scène des communicateurs et transformations du champ politique ». Sociétés contemporaines 24.
Guigo, Pierre-Emmanuel. 2016. « Le complexe de la communication : Michel Rocard entre médias et opinion (1965-1995) ». Doctorat, Paris : Institut d’études politiques.
———. 2017. François Mitterrand, Un homme de paroles. Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes.
———. 2020. « Pro ou militant ? Le rôle de conseiller en communication au PS de 1971 à 1995 ». Recherche socialiste, no 90‑91.
Holtz‐Bacha, Christina, Paolo Mancini, Ralph Negrine, et Stylianos Papathanassopoulos, éd. 2007. The Professionalisation of Political Communication. Bristol & Chicago : Intellect.
Le Net, Michel. 1988. La Communication sociale. Paris : La Documentation française.
Lefebvre, Pascal. 1998. Havas et l’audiovisuel : 1920-1986. Communication et civilisation. Paris : L’Harmattan.
Maarek, Philippe J. 1995. Political Marketing and Communication. London & Paris & Rome : Libbey.
Martin, Marc. 1992. Trois siècles de publicité en France. Paris : Odile Jacob.
Mattelart, Armand. 1989. L’internationale publicitaire. Paris : La Découverte.
Ollivier-Yaniv, Caroline. 2000. L’Etat communiquant. Paris : PUF.
Ollivier-Yaniv, Caroline, et Michael Rinn, éd. 2009. Communication de l’État et gouvernement du social. Pour une société parfaite ? Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Pozzi, Jérôme, éd. 2019. De l’attachée de presse au conseiller en communication : pour une histoire des spin doctors. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Scammell, Margaret. 1991. « The Impact of Marketing and Public Relations on Modern British Politics : The Conservative Party and Government under Mrs Thatcher ». Doctorat, London : London School of Economics and Political Science – University of London.
Wolton, Dominique. 1989. « La communication politique : construction d’un modèle ». Hermès 1 (4).
Zémor, Pierre. 1995. La communication publique. Que sais-je ? Paris : PUF.
Mots-clés
- Mots-clés
- Communication