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La technique comme narration : entre récit, droit et politique

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Réponse attendue pour le 10/12/2020

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La représentation narrative du monde technologique est, au premier abord, relativement pauvre, bien que les productions littéraires, cinématographiques ou télévisuelles soient en cette matière particulièrement nombreuses. En effet, l’essentiel de ce champ fictionnel est occupé, depuis une vingtaine d’années, par des histoires apocalyptiques ou post-apocalyptiques plus ou moins stéréotypées.
Utopie / Dystopie 
Un grand nombre de dystopies racontent ainsi la vie de sociétés enfermées derrière les limites étroites d’un monde résiduel réputé “encore vivable” alors que l’extérieur sourd de menaces. Cette nouvelle forme d’insularité, contrairement aux utopies anciennes, n’est pas l’embryon d’un monde prometteur, ni le laboratoire d’une expérience politique, ni, enfin, le lieu d’une science unifiée et conciliatrice. Les dystopies dont cette insularité contemporaine procède ne font que présenter l’impossibilité de toute politique – l’exclusivité étant donnée à un traitement économique d’un réel déceptif, autrement dit à une pure et simple gestion de crise permanente. Ainsi, non seulement ces matrices narratives ne proposent aucune alternative, mais elles ne dénoncent jamais complètement un état de fait qui semble indépassable.

A l’opposé du spectre, se déploie une narration “logico-scientifique” pour laquelle l’efficacité de la technique est une preuve de la validité de cette dernière : cette autojustification permet de donner la technique pour une fin en soi la laissant par conséquent ininterrogée. Tout se passe comme si la science et la technologie disposaient d’un pouvoir “thaumaturge” et étaient donc susceptibles de s’exonérer de détours narratifs perçus comme d’inutiles pertes de temps.

La double contrainte mytho-logique : promesse ou catastrophe
La technologie s’inscrit ainsi sous le double régime d’une promesse auto-réalisatrice contenue dans le paradigme même de l’innovation et d’un futur absolument désenchanté, placé sous la menace permanente d’un potentiel de destruction illimité. La coexistence de ces registres entièrement antagonistes semble procéder d’une sorte de dissociation mentale et sociale. D’un côté, le potentiel des technologies semble ouvrir des horizons sans limites de croissance et de développement qu’il suffirait de conquérir ; de l’autre, ce même potentiel alimente une angoisse profonde de voir émerger un monde invivable soumis à un risque de destruction toujours plus “total”. Ces postures contraires, qui se répondent l’une à l’autre quasiment mot pour mot, dessinent une fracture politique dont on mesure chaque jour un peu plus la radicalité. Pour autant, elles se complètent dans leur opposition même d’autant plus qu’elles procèdent l’une comme l’autre de la réitération de patterns narratifs éculés. Au-delà, les récits de la catastrophe comme ceux de l’efficacité forment un chiasme en ce qu’ils promettent une forme de “salut”, fût-il conquis contre une armée de zombies ou, au contraire, avec la complicité de robots qui préfigurent d’éventuels hommes “augmentés” ou, pour le moins, les suppléent dans leurs handicaps. On peut d’autant plus facilement remettre en question ces motifs et ces promesses que notre expérience récente a démontré que la catastrophe ne se vivra pas sous la forme d’une apocalypse entendue en son sens étymologique. Il n’y aura pas de brusque dévoilement dans un fracas de trompettes et d’écroulements. Pas non plus de rédemption. Seulement une chute lente dans le silence et le confinement.

Un plurivers de récits
N’est-il pas possible de sortir de cette variation sur un même thème pour faire émerger des récits pluriels, alternatifs, qui placeraient en leur cœur une forme de coexistence plutôt que la recherche d’un hypothétique salut – par essence individuel et binaire ? Autrement dit, ne faudrait-il pas proposer une vision anthropologiquement fondée sur la reconnaissance mutuelle de la pluralité des cultures, des religions et des modes de production de sens ? Si un tel effort suppose que l’on accorde à la technologie en général la capacité à produire une mythologie – de fait – socialement normative, il n’est pas à confondre avec les stratégies aujourd’hui à l’œuvre dans le monde économique et qui imposent des formes techniques de la physique sociale (Pentland). Plus fondamentalement, se pose ainsi de manière de plus en plus aiguë la question de la relation entre le mythe (de l’origine ou de la destinée) et les récits pluriels (de nos coexistences) – si l’on comprend leur différence comme la distinction entre deux modes distincts de production du sens et de son énonciation (J.-L. Nancy). Il ne s’agit donc pas de traiter les phénomènes fictionnels, pour illustrer après-coup, de manière plus ou moins aboutie, une idée ou un concept tenus pour originellement plus “purs” mais bien de renverser la perspective pour souligner le caractère instituant du récit.  Cette posture est à l’opposé de celle du platonisme : il ne s’agit plus de s’extraire d’une caverne qui serait un piège pour la rationalité, mais de se saisir de cette dernière depuis l’intérieur même des récits.
La caverne inversée et la communauté politique
Conformément aux pistes de réflexion ouvertes par Sloterdijk, la caverne n’est pas un lieu d’où l’on sort mais bien un lieu où l’on rentre, où l’on fantasme et où l’on débat. L’enjeu n’est donc plus tant d’obtenir un jugement ni d’alimenter la suspicion systématique qui relègue toute forme de fiction au nom d’une idée en soi plus épurée. Il s’agit, par le truchement du récit, de pouvoir mener une délibération d’ordre juridique et politique. En ce sens inversé, la caverne est le lieu métaphorique où le droit et la politique retrouvent les sciences humaines, le “sens commun” de Vico qui s’ancre dans la puissance de l’imagination (fantasia). Une telle démarche ne consiste pas à promouvoir l’exclusivité ou l’inclusivité. Elle propose simplement de penser des “collectivités”. L’ambition est de sortir des impasses politiques et d’échapper au musellement de l’imaginaire auquel nous sommes confrontés.
Le décentrement politique et juridique face aux anthropotechniques
La crise du droit positif et l’émergence de nouveaux types de sources (soft law, gouvernance, meilleures pratiques, normes techniques, lex mercatoria, etc.) conduisent à relire l’opposition entre droit étatique et les formes coutumières d’élaboration du droit de manière radicalement nouvelle. Il s’agit, à travers cette nouvelle approche, de faire face aux enjeux de la mondialisation et de repenser les rapports entre droit et technologie (robotique sociale et intelligence artificielle, neurosciences, impact des nanotechnologies, etc.). La vision selon laquelle la loi introduit des éléments de correction éthico-politique pour limiter la dangerosité potentielle des technologies dans les domaines de l’environnement, du travail, de l’émancipation de l’homme et des défaillances du marché semble encore largement inspirée par l’approche européenne. Néanmoins, puisqu’elle se déploie dans un monde décentré, elle paraît difficilement viable. Il convient alors d’envisager de nouveaux récits des anthropotechniques, capables de prendre en charge la diversité du monde et la multiplicité des modes d’institution du droit et de la politique.

L’objet de cet appel est donc d’interroger les récits dominateurs dans le champ de la politique et de la technique et d’explorer d’éventuels récits émergents, qui mobiliseront de nouveaux patterns.

Plusieurs directions pourront être envisagées  :

1. Récit/Mythes. Quels sont les récits de la technologie ? Depuis l’émergence de la science-fiction, les récits techno-scientifiques ont développé un imaginaire qui oscille entre des projections dystopiques et des visions prophétiques et eschatologiques faisant d’un homme augmenté ou d’un robot humanisé un élément décisif du récit (Asimov). L’histoire de l’homme s’en trouve parfois modifiée, voire tout à fait transformée, jusqu’à interroger la place de l’homme qu’il soit promis à la surpuissance ou assigné à la “honte prométhéenne” pour reprendre l’expression de Günther Anders.

2. Le politique. Quelle est la nature de la délibération politique ? Doit-elle être considérée comme l’effet d’un calcul dont le résultat est d’autant plus valide qu’il permet l’efficacité ou comme une construction sociale tenue par un récit principiel ? Dans les conditions actuelles, la politique est-elle encore en mesure de produire un récit différent de celui de la cybernétique et de l’automatisation ou encore celui de la rébellion qui semble l’horizon indépassable de la plupart des dystopies ?

3. Anthropotechniques. Dans le même temps, quels sont les usages pratiques des anthropotechniques que l’on peut interpréter comme étant les nouvelles modalités de régulation sociale ? Est-il possible d’élaborer une classification des anthropotechniques et une analyse de leur institutionnalisation ? Comment transforment-elles à la fois les champs politiques et leurs imaginaires ? Dans quelle mesure sont-elles capables de projeter, à travers leur institutionnalisation, de nouvelles manières de vivre en société, d’organiser et d’habiter le monde ?

4. Politique/droit. Quelles formes de contrôle, politique ou juridique, voire scientifique, les anthropotechniques produisent-elles ? À partir de quelles sources et de quels fondements, ce contrôle peut-il être identifié dans un contexte mondialisé et décentré ? Comment élaborer les nouveaux récits qui mobilisent l’usage des anthropotechniques après l’effondrement des grands récits qui ont inspiré le droit postmoderne ?

Calendrier

– Envoi des propositions sous la forme d’un résumé de 5000 signes avant le 10 décembre 2020 à etudesdigitales@gmail.com et tcrs@mimesisedizione.it
– L’avis du comité éditorial sera rendu le 22 décembre.
– Envoi des textes complets au plus tard le 15 mars 2021 pour une évaluation en double aveugle.
– Publication courant 2021.
Les articles seront publiés dans deux revues en français et en italien : Études Digitales et  Teoria e critica della regolazione sociale (éditions Mimesis). Études Digitales assurera la traduction des articles en italien.