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Lieu de l’événement ENS Lyon, Lyon , France
En choisissant l’expression « Love is blind » comme titre de ce colloque, nous avons souhaité mettre l’accent sur la manière dont les cultures populaires subvertissent ou cristallisent certaines conceptions de l’amour, matérialisées par la réitération de métaphores telles que « l’amour est aveugle ». Cette formule a été déclinée, au fil du temps, en différents formats et objets médiatiques et culturels : le tube d’Eve, Love Is Blind, sorti en 1999 ; une émission de télé-réalité, diffusée en 2010 sur la chaîne privée TF1, dans laquelle les participant·es avaient trois jours pour trouver l’amour dans une pièce partiellement plongée dans l’obscurité et équipée de caméras infrarouges ; le retour, dix ans plus tard, de cette émission sur Netflix ; ainsi que l’un des romans de l’écrivain William Boyd, publié en 2019.
Parallèlement, dans une acception sociologique, l’expression renvoie, malgré elle, au concept de « blindness », à savoir le processus par lequel des rapports de pouvoir (de genre, de classe, de race, etc.) – et les privilèges qu’ils procurent aux groupes dominants – sont ignorés, voire invisibilisés dans la façon de concevoir le monde social, son ordonnancement et les inégalités qui en découlent. Nous pouvons ici penser à la façon dont Charles Mills a renouvelé les théories du contrat social en mettant en évidence un « aveuglement » aux questions raciales (Mills, 2023).
De manière équivalente, la mobilisation de la formule « Love is blind » a pour objectif d’identifier les rapports de pouvoir qui traversent les objets culturels et médiatiques produits sur l’amour, ainsi que les procédés qui tentent de les euphémiser, transfigurer ou, encore, invisibiliser. Parallèlement, le colloque s’intéresse aussi aux activités de réception de ces mêmes objets, dont certaines vont précisément faire émerger les enjeux politiques que les imaginaires culturels et/ou médiatiques sur l’amour ont parfois tendance à occulter. Le choix de questionner cette formule – matérialisé par le point d’interrogation – vise à encourager l’explicitation voire la déconstruction des rapports de pouvoir que les représentations culturelles et/ou médiatiques sur l’amour sous-tendent.
Approcher l’amour depuis les sciences sociales n’est pas aisé, comme l’observent Jamil Dakhlia et Géraldine Poels, car « l’amour jette le trouble en tant qu’objet scientifique, du fait de son aspect protéiforme et de son ambivalence radicale : comportement et sentiment, il engage aussi bien le corps, le cœur que l’esprit, sans que l’on ne sache jamais vraiment lequel prend l’ascendant » (Dakhlia, Poels, 2012 : 5). De fait, l’amour a fait l’objet de différents questionnements, variant en fonction des champs et traditions de recherche. Les premières recherches, menées par les féministes matérialistes se sont principalement attachées à décrire la fonction sociale du sentiment amoureux (Dayan-Herzbrun, 1982 ; Ehrenreich, 1983 ; Jackson, 1993 ; Jonasdottir, Ferguson, 2014 ; Sarsby, 1983). Elles montrent que l’amour est au cœur de la domination masculine. Il en est le pivot, « l’idéologie » par laquelle les femmes en viennent non seulement à accepter la division sexuée des tâches et des rôles, mais également l’appropriation de leur travail et de leur corps par les hommes, et in fine leur condition de subordonnée. Comme le résume Stevi Jackson dans un bilan des études critiques sur l’amour (2014 : 43), « c’est parce les femmes se soucient [care about] de ceux dont elles s’occupent [care for] qu’elles ne reconnaissent pas cet arrangement [amoureux] comme de l’exploitation ». Les travaux suivants, menés par des chercheuses en psychologie sociale inscrite dans une perspective de genre, déplacent le regard et proposent de s’intéresser aux pratiques de l’amour plutôt qu’à ses représentations et son idéologie. Ils cherchent à saisir – de façon complémentaire – la manière effective dont s’effectue la division du travail émotionnel au sein du couple, son assignation aux femmes et les logiques sociales qui en sont à l’origine (Cancian, 1986 ; Duncombe, Mardsen, 1993 ; Hochschild, 1983). À la fin des années 1980 et au début des années 1990, un autre pan de la recherche s’empare de l’amour : les études sur la sexualité. De façon oblique, elles étudient le sentiment amoureux pour comprendre les contextes des pratiques et des normes sexuelles, et saisir les différents scripts à l’œuvre (Bozon, 2018).
Parallèlement, dans une perspective héritée des cultural studies, un ensemble de travaux reviennent à l’analyse des œuvres culturelles pour montrer en quoi la culture populaire est le terrain d’une lutte pour le sens, où s’affrontent des conceptions antagonistes de l’amour et où aucune ne s’impose définitivement. Ainsi, d’autres recherches se sont intéressées aux représentations de l’amour dans différents genres médiatiques ainsi qu’à leur réception par des communautés interprétatives diverses. On pense à l’étude de Janice Radway consacrée aux « lectures à “l’eau de rose”1 » (1984), au travail d’Angela Davis sur les chansons d’amour de Billie Holiday (1998) ou, encore, à celui de Dominique Pasquier sur les publics de la série Hélène et les garçons (Pasquier, 1999).
Du cinéma hollywoodien aux musiques populaires en passant par la littérature dite « à l’eau de rose », des séries aux émissions de téléréalité jusqu’aux médias numériques, l’amour est, depuis le XXème siècle, au cœur de la « culture de masse » (Radway, 1984 ; Davis, 2021 ; Morin, 2012, 2014 ; Davis, 2021 ; Chedaleux, 2022). Qu’il s’agisse de le mettre en scène de manière idéalisée ou de décrire les souffrances qui découlent de sa présence comme de son absence, l’amour est un thème privilégié des industries culturelles en raison de son caractère supposément universel et a- historique. Déjà dans les années 1960, Edgar Morin en faisait le « thème obsessionnel de la culture de masse » (Morin, 1962 : 141). Avant lui, Adorno et Horkheimer déploraient dans un texte passé à la postérité que l’industrie culturelle ait « réduit l’amour à la romance » (Adorno et Horkheimer, 1974 : 207). L’amour semble ainsi constituer dans les médias « une denrée intarissable » (Huillier, 1993).
Plus récemment, Eva Illouz (2006, 2012, 2020) explore les affres contemporaines en régime d’incertitude, remettant en question les analyses qui concluaient à la contractualisation des relations. Michel Bozon (2016) a consacré un ouvrage aux « pratiques de l’amour », Marie Bergström s’intéresse elle aux rencontres sur internet (2019), quand Isabelle Clair, depuis vingt ans, analyse les relations sentimentales adolescentes (2023). Christophe Giraud a lui consacré un livre à celles des jeunes femmes (2017) et Kevin Diter sa thèse et plusieurs articles sur la socialisation à l’amour des enfants de primaire (2015, 2019, 2023).
Ces dernières années aussi, dans la sphère féministe et médiaféministe d’abord, des contributions s’emploient à démonter les mécanismes de l’amour : avec des essais et podcasts (Tuaillon, 2021 ; Chollet, 2021 ; Herrera Gomez, 2021) qui explorent les conséquences sur la vie des femmes du cadre hétéronormatif et invitent à déconstruire le mythe romantique de l’amour.
L’objectif de ce colloque sera alors de dresser, tout en l’actualisant, un état des lieux des recherches sur les liens entre amour et culture, à partir d’objets multiples : podcasts, films, séries et émission TV, romans, chansons, jeux vidéos, etc. Les axes que nous proposons sont des pistes de réflexion sur le sujet, dans lesquels il est possible, mais non obligatoire, d’inscrire sa proposition.
Axes du colloque :
- Les représentations de l’amour : entre répétition et subversion
- Apprendre l’amour : éducation sentimentale et cultures populaires
- Sexisme et violences dans les médias et les cultures populaires
- Appropriations, détournements et resignifications dans les médias et les cultures populaires
Axe 1
Les représentations de l’amour : entre répétition et subversion
Des contes de Perrault à Love is Blind, l’amour est partout et imprègne depuis longtemps notre quotidien à travers images et discours. Souvent accusées de répandre des clichés, de promouvoir un idéal de bonheur conjugal irréaliste ou encore d’encourager à la niaiserie, les productions culturelles qui s’emparent de l’amour font souvent l’objet d’une dévaluation. Comme l’affirme Delphine Chedaleux (2022) au sujet du soap opera, le mépris dont souffrent ces produits culturels participe d’une plus vaste dévaluation de la « culture populaire féminine » – à savoir des genres et formats culturels associés aux femmes et au féminin – qui a pour enjeu la perpétuation des hiérarchies de genre et de classe. Elle nous invite alors à nous extraire d’une conception dominante de la valeur et de prendre avec sérieux ce type de contenus. C’est dans cet élan que cet axe s’intéressera aux représentations de l’amour dans les médias et la culture populaire.
Inspirée par Foucault, Teresa de Lauretis nomme une « technologie de genre » le processus par lequel un certain nombre de « technologies sociales », dont les médias et la culture populaire, produisent le genre : dans ce sens, « la construction du genre est à la fois le produit et le processus de la représentation et de l’autoreprésentation » (De Lauretis, 2023 : 53). Dès lors, représenter le genre, c’est le construire en même temps qu’on l’énonce. On pourrait en dire autant de l’amour : représenter l’amour ce serait le construire en même temps qu’on l’énonce – l’amour étant compris comme une expérience aussi travaillée par des rapports de pouvoir. Les industries culturelles (télévision, cinéma, séries télévisées, musique, littérature…) fabriquent depuis des décennies des contenus qui placent au cœur de leurs mécaniques narratives l’amour, le mariage, la conjugalité́ ou la sexualité. Cela dit, de plus en plus globalisées, elles doivent, pour atteindre leur public, constamment se renouveler. Depuis quelques années, les amours queers semblent occuper une nouvelle place – plus importante – dans le paysage médiatique, qui lui se veut plus divers et inclusif. Les médias font ainsi circuler de manière plus massive et à différentes échelles des représentations nouvelles de l’amour, venant de prime abord contester un ordre social hétéronormé, structuré par des hiérarchies entre les genres et les sexualités (Biscarrat, 2019). Au cinéma se multiplient aussi les narrations d’amours gays et lesbiens comme dans les films La vie d’Adèle sorti en 2013, Call me by your name en 2017, Plaire, aimer et courir vite en 2018, ou encore Portrait de la jeune fille en feu en 2019. D’autres films, eux, mettent en scène des personnages trans dans la quête de l’amour comme Laurence Anyways, sorti en 2012, ou encore plus récemment Joyland (2022). Très récemment des émissions de télé-réalité, traditionnellement tournées vers l’hétérosexualité comme L’amour est dans le pré, emboîtent le pas de cette nouvelle vague, en incluant dans leurs castings des candidats gays ou lesbiennes. Après The Princess Charming diffusée en Allemagne, The Ultimatum : Queer Love est la deuxième émission de télé-réalité composée quant à elle d’un casting exclusivement lesbien.
On serait alors tentés de voir dans l’apparition de ces nouveaux contenus une « révolution amoureuse », pour reprendre le titre de l’essai de Coral Herrera Gomez (2021) ou, plus modestement, le signe d’une contestation de l’ordre social hétéronormé, puisque, en réalité, les contenus qui participent à la réaffirmation de l’ordre hétéronormatif sont toujours très nombreux et continuent de rassembler un large public, comme les émissions qui s’emparent du mariage hétérosexuel tels que Love is Blind, Mariés au premier regard ou encore Quatre mariages pour une lune de miel. En outre, la plupart des contenus labelisés comme étant « inclusifs » ne sont pas exempts de toute critique, notamment de celle visant à dénoncer le principe purement marchand régissant certaines de ces productions.
Cet axe invite ainsi les chercheur·ses à s’aventurer dans les coulisses de ces productions, que ce soit à partir d’enquêtes de terrain ou d’analyses de corpus, en se demandant : comment les médias et la culture populaire représentent l’amour ? Qui sont les acteur·rices engagé·es dans ces productions, et à partir de quelles normes et valeurs travaillent-ils/elles ? De quelles façons les contextes culturels, politiques et sociaux viennent-ils façonner la production des représentations de l’amour ? Et en même temps, de quelles façons les logiques économiques et marchandes viennent- elles structurer la production de ces contenus ? S’il est vrai que la question de la diversité sexuelle et de genre est devenue plus importante dans la culture populaire, on peut néanmoins se demander ce que signifient au juste ces nouvelles représentations de l’amour ? Enfin, dans quelle mesure la culture populaire peut-elle être le lieu de négociations des normes associées à l’amour ? Peut-elle être subversive lorsqu’elle a pour objectif de divertir et d’engranger du profit ?
Axe 2
Apprendre l’amour : éducation sentimentale et culture populaire
« Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour », écrivait La Rochefoucauld il y a plus de quatre siècles. Le motif traverse la littérature, et est même mis en abyme : Emma Bovary aurait-elle rêvé d’avoir un amant si elle avait moins lu de bluettes sentimentales ? Et c’est bien l’enjeu du procès qui sera fait à Flaubert de savoir si Madame Bovary encourage les femmes à l’adultère ou les en détourne… (Marpeau, 2019). Annie Ernaux, dans plusieurs de ses ouvrages (Passion simple, Les Années) met explicitement en relation son rapport à l’amour avec l’environnement culturel dans lequel elle a grandi, notamment les chansons. Stéphane Chaudier va jusqu’à affirmer que « la chanson donne des “leçons d’amour” : elle est éducatrice ; en style simple, elle enseigne l’amour au peuple » (2016 : 240). Selon le démographe Hugues Lagrange, le flirt est effectivement indissociable des yéyés qui en ont chanté les délices… et les limites (Lagrange, 1998, Casta-Rosaz, 2000). Enfin, des travaux récents se penchent sur les séries en démontrant leur importance dans l’éducation politique (Laugier, 2023) ou sexuelle de leur public, jeune ou moins jeune. Chansons, séries, bandes-dessinées, livres, mais aussi podcasts, médias numériques, best-sellers féministes, trends sur les réseaux sociaux, etc. : tenter de dresser l’inventaire des produits culturels susceptibles d’être appréhendés sous l’angle de l’éducation sentimentale est impossible. Mais dans sa variété, le corpus permet de distinguer deux axes d’interrogation, portant assez classiquement l’un sur la production, l’autre sur la réception. Parce qu’elles ont le pouvoir d’agir dans le façonnement des représentations et des conduites, les œuvres culturelles ainsi que les acteurs et actrices qui les portent peuvent être explicitement conçues comme des « entrepreneurs de morale », et nous nous intéresserons ici à leur possible portée pédagogique, et à l’évolution éventuelle des messages proposés. Cette portée pédagogique est bien comprise, par exemple, dans l’univers des séries, ou certains scénaristes ont recours à des associations pour inclure des messages – par exemple sur le recours au préservatif – dans des épisodes (Wingood, DiClemente, 2002).
Si l’amour, comme toute autre émotion, sentiment ou sensation, peut être saisi comme une construction historique et sociale, les produits culturels ont ainsi un rôle primordial dans cet apprentissage, qui va des « règles des sentiments » (Hochschild, 2003) aux postures, gestes et techniques, qu’on observe pour mieux les imiter (Pasquier, 1999). Appréhender l’éducation sentimentale par les produits culturels oblige donc à mener l’enquête : les enquêtes de réception, dans le sillage des Cultural studies, ont amplement démontré qu’on ne peut déduire des textes, chansons, images la façon dont ceux-ci seront compris, appropriés, recyclés. De même, un même livre d’amour, un même film romantique, une même chanson d’amour ne sont pas interprétés et appropriés de la même manière par les individus, en fonction de leurs propriétés et trajectoires sociales, en fonction de leurs conditions d’existence et de coexistence, et selon le contexte (amical, familial, scolaire, professionnel) de réception. Enfin, la socialisation amoureuse par la culture ne concerne par exemple pas uniquement les publics jeunes (Illouz, 2014 ; Chedaleux, 2022) et il faudra se poser la question de l’appropriation de ces discours par des groupes socialement différenciés (classe, genre, race…).
En d’autres termes, s’intéresser à l’éducation sentimentale à travers les œuvres ou objets culturels revient à poser deux ensembles de questions différentes, mais complémentaires. Tout d’abord, dans quelle mesure les livres, les films, les chansons, les séries, les jeux vidéo ainsi que les pratiques médiatiques et numériques influencent-ils la définition (légitime) des sentiments amoureux, la manière socialement valorisée de les exprimer, et de les mettre en mot et en scène dans les groupes dominés comme dans les groupes dominants ? Ces objets « périphériques de socialisation » contribuent-ils autant à la construction des règles des sentiments amoureux et à leur imposition que les instances « ordinaires » de socialisation que sont la famille, l’école ou les pairs ? Viennent-ils proposer d’autres modèles, parfois en concurrence ? Ont-ils la même place et le même effet socialisateur en fonction du contexte, des propriétés et trajectoires sociales des individus ? Ensuite, comment ces objets et pratiques culturelles socialisent-ils à l’amour ? Par quel(s) biais agissent-ils sur les manières socialement et sexuellement situées d’aimer (de la « bonne » façon, les « bonnes » personnes du « bon » genre/sexe) ? Permettent-ils de remettre en cause l’ordre hétérosexuel ? Leurs effets sont-ils durables ? Dans quelles conditions ? Avec le concours de quelle(s) autre(s) instance(s) ?
Axe 3
Sexisme et violences dans les médias et les cultures populaires
Depuis longtemps, dans les cultures populaires et les médias, les représentations de l’amour, notamment celles de l’« amour comme passion » (Luhmann, 1990 ; Delale, Pinel, Tachet, 2023), s’articulent à celles de la violence et le résultat de cette imbrication est souvent une naturalisation de la violence au sein du couple ou dans la famille. Si, d’une part, « affaibli par l’individualisme, le romantisme se rationalise » (Morin, 2014 : 291) et l’amour devient progressivement « liquide » (Bauman, 2003), d’autre part, force est de constater que l’héritage d’une conception romantique de l’amour persiste avec ses « états seconds d’exaltation, fascination, possession, extase » (Morin, 1999 : 21). Du cinéma à la télévision, en passant par la musique et la littérature, l’exercice des violences apparaît, alors, non seulement comme consubstantiel à l’expérience amoureuse mais, dans des cas extrêmes, il devient une expression de l’amour lui-même. À ce propos, il est intéressant de s’attarder sur le « flottement » sémantique du mot « ravissement », issu du latin raptus : en effet, ce dernier peut désigner à la fois « ce qui vient brusquement me toucher (me ravir) » (Barthes, 1977 : 225) dans le coup de foudre et, dans le champ psychiatrique, une impulsion soudaine et violente qui pousserait un sujet à commettre un acte grave, envers soi-même ou autrui, dans la tentative désespérée de pallier, voire d’« effacer la catégorie du manque » (Jovelet, 2006 : 111).
L’esthétisation et la romantisation de la violence, voire de la mort violente au sein du couple, traversent parallèlement les productions culturelles et médiatiques depuis longtemps (Carroy, Renneville, 2022). À titre d’exemples, dans la presse contemporaine, notamment régionale et locale, la formule « crime passionnel » (Sapio, 2019) continue de circuler ; tandis que le vieil adage « mourir d’amour » demeure l’un des piliers de la chanson populaire française, les deux expressions associant de manière oxymorique une construction sociale et culturelle spécifique de l’amour à une mort violente (généralement d’une femme). Ainsi codifié dans les objets culturels et médiatiques, l’amour coexiste avec le continuum des violences de genre : les insultes sexistes, les agressions et violences sexuelles, les violences conjugales, les viols conjugaux, la pédocriminalité et les féminicides.
L’objectif de cet axe du colloque sera donc de dresser un panorama des cultures populaires sur l’amour en lien avec les violences, en considérant les logiques de création propres aux industries culturelles et médiatiques. Dans cette perspective, il ne s’agira pas seulement d’étudier les représentations culturelles et médiatiques imbriquant amour et violences, mais de les mettre en perspective avec les milieux professionnels qui les produisent et diffusent, ainsi qu’avec les « communautés interprétatives » (Fish, 2007) qui les « décodent » (Hall, 1994), et ce en prenant en compte les transformations sociales et culturelles qui se sont succédées, notamment depuis le mouvement #MeToo (Cavalin et al. 2022).
En d’autres termes, il s’agira de se demander : quel rôle jouent les séries, les films, les jeux vidéo, les chansons et les pratiques numériques ou culturelles dans la production et la légitimation des violences (hétéro)sexistes et sexuelles au nom de l’amour ? Dans quelle mesure ces représentations imbriquant amour et violences sont-elles liées au fonctionnement, à la structure et à l’organisation des industries médiatiques et culturelles, ainsi qu’au système économique (néo-libéral) dans lequel elles évoluent ? Comment cette imbrication est-elle reçue par des communautés interprétatives ? A cet égard, on pourra se questionner sur la place de MeToo et des autres mouvements de lutte contre les violences faites aux femmes dans la réception distanciée de ces produits culturels valorisant ou légitimant la violence au nom de l’amour : ont-ils rendu ces représentations traditionnelles moins supportables ? À l’affirmative, auprès de qui et dans quelles conditions ? Avec quelle durabilité ?
Axe 4
Appropriations, détournements et resignifications dans les médias et les cultures populaires
Parfois idéalisé ou reposant sur des stéréotypes de genre dans un ensemble de textes médiatiques parmi les plus ouvertement commerciaux, l’amour est de ces thèmes dont s’emparent aisément des publics divers. Autour de lui se forgent des communautés interprétatives qui ne manquent pas de célébrer ou de déplorer tel aspect de la romance, ou qui s’attachent à réécrire ou enrichir la fiction par des productions de leur fait (Bourdaa, 2021). Ainsi des publics minoritaires ou minorisés, qui peuvent non seulement opposer un droit de regard sur les biens culturels, particulièrement ceux les représentant (hooks, 1992), mais s’engagent aussi dans des pratiques de production amateures ou semi-amateures, ouvrant des espaces de discussion avec d’autres fans. À titre d’exemple, le fandom, qui se matérialise sur les réseaux socionumériques ou sur des plateformes dédiées, est ainsi un espace où l’on débat et où l’on attribue ou renforce des romances et/ou des aventures sexuelles à des personnages, qui échappent pour un temps à l’hétéronormativité de la majeure partie des productions médiatiques mainstream (Trepier, 2022).
Au-delà des pratiques d’écriture ou de réécriture, il s’agit également de considérer la réception des œuvres et la diversité d’interprétations de la part de publics engagés dans une « lutte pour le sens » (Hall, 2007). En effet, comme l’observait Stanley Fish, « les membres de communautés interprétatives différentes vivent et, dans un sens très affaibli, font des textes différents » (Fish, 2007 : 130). L’interprétation ne consiste dès lors pas à restituer le sens profond d’une œuvre, comme s’il était déjà là, mais à le construire. Les propriétés sociales des publics, que ce soit en termes d’âge, de genre, de race, d’ethnicité ou de classe, expliquent pour partie les sens différents attribués à une même œuvre (Radway, 1984 ; Ang, 1982). Des textes médiatiques n’ayant pas été codés, initialement, comme tels peuvent ainsi faire l’objet de relectures féministes ou queers appuyées, parfois, sur des resignifications subversives (Butler, 2004 ; Paveau, 2019). Des controverses peuvent aussi se faire jour lorsque les interprétations sont radicalement opposées, et qu’un même texte est qualifié de féministe ou d’antiféministe, par exemple. Les médias et la culture populaire ainsi investis par les publics se posent en espaces de conflictualité et deviennent un enjeu de lutte pour la reconnaissance (Honneth, 1992).
Ce dernier axe complète les précédents en s’intéressant plus spécifiquement aux réceptions négociées ou oppositionnelles ainsi qu’aux (ré)écritures et resignifications subversives, féministes ou queer des objets médiatiques et issus de la culture populaire. Quelles appropriations se font jour, et avec quels effets ? Quels détournements des chansons d’amour ou des comédies romantiques des publics socialement situés opèrent-ils, par exemple ? Comment les fanfictions mettent-elles en scène l’amour ? Le contexte de consommation joue-t-il sur la manière dont les contenus des séries, films ou chansons sont décodés ? Quel est le rôle des communautés de fans ou des communautés interprétatives dans la (trans)formation des définitions, normes et pratiques amoureuses ? C’est à ces questions, entre autres, que les communications répondront.
Modalités de soumission
Les propositions de communication, en français ou en anglais, sont à envoyer pour le 15 novembre 2023 à l’adresse : amourculturepop@gmail.com
Afin de garantir le processus d’évaluation en double aveugle, merci de nous faire parvenir (au format Word) :
- un premier document anonyme avec votre proposition de communication d’une longueur maximale de 500 mots (précisant le titre, le ou les axes dans lesquels la proposition s’inscrit, un résumé présentant la question de recherche, une brève revue de la littérature et/ou des perspectives théoriques, des éléments de méthodologie) ainsi qu’une bibliographie indicative.
- un deuxième document précisant le titre de votre communication ainsi qu’une note bio-bibliographique de 150 mots maximum dans laquelle figure votre nom, votre prénom, votre rattachement institutionnel, et une brève présentation de vos thèmes de recherches et principales publications.
Les notifications d’acceptation seront adressées à la mi-décembre 2023.
Calendrier
- Date limite pour l’envoi des propositions : 15 novembre 2023
- Retour aux participant·es : 15 décembre 2023
- Dates du colloque : 12 et 13 février 2024 (Lyon)
Comité d’organisation et scientifique
- Christine Détrez
- Keivan Djavadzadeh
- Kevin Diter
- Aziliz Kondracki
- Marine Lambolez
- Giuseppina Sapio
Comité scientifique
- Viviane Albenga
- Laetitia Biscarrat
- Maxime Cervulle
- Delphine Chedaleux
- Laurence Corroy
- Alexandre Gefen
- Coral Herrera Gómez
- Pina Lalli
- Sandra Laugier
- Céline Morin
- Dominique Pasquier
- Florian Vörös
(en cours de constitution)
Bibliographie
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ANG, len, Watching Dallas. Soap Opera and the Melodramatic Imagination, Londres, Methuen, 1985.
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BAUMAN Zygmunt, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Fayard, 2003.
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BISCARRAT Laetitia, « Montrez ce sexe que je ne saurais voir : genre et sexualité dans la série Sex Education (Netflix, 2019) », Mouvements, vol. 99, n° 3, 2019, p. 104-110.
BOURDAA Mélanie, Les fans. Publics actifs et engagés, Grenoble, C&F éditions, 2021.
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CANCIAN Francesca, « The Feminization of Love », Signs, vol. 11, n° 4, 1986, p. 692-709.
CARROY Jacqueline et RENNEVILLE Marc, Mourir d’amour : autopsie d’un imaginaire criminel, Paris, La Découverte, 2022.
CASTA-ROSAZ Fabienne, Histoire du flirt, Paris, Grasset, 2000.
CAVALIN et al., Les violences sexistes après #MeToo, Paris, Presses des Mines, 2022.
CHAUDIER Stéphane, « La chanson d’amour, l’émotion, l’idée : éléments de dramaturgie métaphysique », Chanson : du collectif à l’intime, Presses Universitaires de Provence, 2016, p. 233-250.
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CLAIR Isabelle, Les choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes, Paris, Seuil, 2023.
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DITER Kevin, « Je l’aime un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ! La socialisation des garçons aux sentiments amoureux », Terrains et travaux, 2015, vol. 2, n° 27.
DITER Kevin, « La production de l’évidence hétérosexuelle chez les enfants », Actes de la recherche en sciences sociales, 2023, vol. 4, n° 249.
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