Institutions totales : évolutions et usages du concept au XXIe siècle

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Réponse attendue pour le 22/06/2021

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Lieu de l’événement Colloque Ethnographies Plurielles # 11, Campus Condorcet Paris – Aubervilliers, Aubervilliers 93, France

Lorsqu’il élabore le concept d’institution totale, à la suite d’un terrain en hôpital psychiatrique au milieu des années 1950, Erving Goffman le circonscrit ainsi : « On peut définir une institution totale comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. Les prisons constituent un bon exemple de ce type d’institutions mais nombre de leurs traits caractéristiques se retrouvent dans les collectivités dont les membres n’ont pas contrevenu aux lois. » (Goffman, 1968 (1961), p. 41)

La typologie goffmanienne des institutions totales définit ces dernières par un certain nombre de caractéristiques et de pratiques communes, au titre desquelles une frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur, une vie en communauté régie par des règles strictes, la promiscuité, la prise en charge des besoins et l’assignation aux individus qui y vivent d’un statut défini par l’institution, au détriment de leur identité propre.

La fortune de ce concept a notamment permis d’affiner la compréhension sociologique des lieux d’enfermement en encourageant leur appréhension par l’ethnographie (Mahi 2015 ; Bruslé, Michalon, 2016), mais pourrait avoir pour revers une relative banalisation qui en a réduit la portée et la créativité heuristique (Amourous, Blanc, Peuclestrade, 2001 ; Chevallier, 2015). Ainsi le concept se trouve-t-il régulièrement remis sur le métier : à titre d’exemple, les réflexions quant à l’actualité et la pertinence de l’application de l’idéal-type d’« institution totale » au contexte carcéral actuel sont nombreuses (Chauvenet et al., 1996 ; Marchetti, 2001 ; Vacheret et Lemire, 2007 ; Bony, 2015 ; Rostaing, 2009 ; Chantraine 2004, Kensey 2007), et les recherches autour de l’institution hospitalière, notamment psychiatrique, de même que les travaux consacrés aux institutions spécialisées dans le domaine du handicap, connaissent ces dernières années un effet d’accélération (Fassin, Memmi, 2004 ; Fassin, Lecompte, 2013 ; Giami, 2013 ; Dargère, 2014 ; Velpry, 2016 ; Moreau, 2017 ; Nayak, 2017).

On assiste en effet aujourd’hui, au sein des institutions d’enfermement, à un certain nombre de changements : un mouvement amorcé de désenclavement au cours des dernières années, la multiplication des moyens de communication et une plus grande implication, voire participation, des individus pris en charge par les institutions totales à la définition des modalités de leur parcours (Gardien, 2010 ; Bureau, Hermann-Mesfen, 2014 ; Vuattoux, 2021). Le concept d’institution totale ne cesse de faire l’objet d’un questionnement dense et fécond, dans le cadre de colloques (notamment Les institutions totales d’Erving Goffman : fortune d’un concept sociologique, 1999 ; Pratiques, acteurs et espaces de l’enfermement : circulations et transferts, 2011 ; très récemment Gouverner les corps et les conduites, 2020), et des groupes de recherche se sont constitués autour de problématiques liées directement au concept (Criminocorpus, ANR « TerrFerme », CONTRAST, De la contrainte et du consentement. Recompositions des régulations dans les pratiques en santé mentale, groupe de jeunes chercheurs Traitements et Contraintes). Ces travaux multiples proposent une lecture renouvelée du concept d’institution totale, au regard des mutations qu’a connues par la société occidentale dans les dernières décennies, notamment dans le domaine juridique, de plus en plus protecteur des droits de la personne. Il paraît donc pertinent de revenir à la définition première du concept, d’en faire l’examen, d’interroger sa pertinence, sa vitalité et l’ampleur de ses évolutions.

Les propositions de communication pourront s’articuler autour de trois axes :

1. Contours et définitions du concept

Forgé pour les hôpitaux psychiatriques, étendu par Goffman lui-même dès sa définition aux prisons, puis à des institutions aussi différentes que des camps de concentration, des casernes ou des monastères, le concept a ensuite été régulièrement mobilisé dans les sciences sociales, qu’il s’agisse, de manière non-exhaustive, de l’étude historique ou sociologique de l’institution militaire (Pinto, 1975), des lycées professionnels (Vienne, 2005), des classes préparatoires (Darmon, 2013), de centres éducatifs fermés (Lenzi, Milburn, 2015), de centres de demandeurs et demandeuses d’asile et camps de réfugié.e.s (Fischer, 2005), d’institutions spécialisées hébergeant des personnes désignées comme « handicapées » (Diederich, 1990 ; Barillet-Lepley, 2001 ; Santamaria, 2009 ; Fournier, 2020), de maisons de retraite (Planson, 2000), de foyers ou camps de travailleurs et travailleuses (Bruslé, Morelle, 2014) ou encore de refuges pour animaux « de ferme » ou utilisés en laboratoire (Donaldson, Kymlicka, 2015 ; Gallino-Visman, 2018).

Les propositions de communication pourront ainsi analyser le concept en faisant retour sur son acception originelle mais aussi en faisant état de sa malléabilité et de ses usages à travers le temps. Seront également bienvenues les propositions qui s’efforceront de mettre en évidence puis d’étudier des notions proches du concept d’institution totale ou constitutives de celui-ci, afin de l’éclairer utilement et de compléter la définition goffmanienne.

On peut penser par exemple à l’« institution disciplinaire » analysée par Michel Foucault (1975), laquelle présente des caractéristiques communes avec l’institution totale d’Erving Goffman (vie recluse ; dispositifs de pouvoir et de mise en conformité des comportements individuels au règlement et aux normes d’un cadre collectif, reposant sur des processus de rationalisation, des moyens de surveillance et de contrôle visant à réduire la liberté des acteurs et à accroître leur obéissance ; façonnage des esprits par le dressage des corps, etc.). Pour autant, toutes les institutions totales sont-elles des institutions disciplinaires, et vice-versa ?

On peut par ailleurs faire appel aux concepts foucaldiens de « gouvernementalité » (2004) et d’« hétérotopie » (2009) – en tant que l’institution totale, comme structure plus ou moins fermée, tend à construire des mondes et espaces « autres » – ou encore aux notions de « frontière », de « totalitarisme » (Arendt, 1951, 1972) et de silence voire de secret (Simmel, 1908), qui la croisent à des degrés divers…

Une attention particulière sera également portée aux propositions qui ouvriront leurs interrogations sur la question des circulations entre institutions dites totales, leurs frontières, et/ou se placeront dans une perspective comparatiste desdites institutions. Les communications pourront notamment analyser la manière dont l’institution totale agit au-delà des personnes recluses, par l’intermédiaire de leurs proches (Touraut, 2012) ou des personnes qui évoluent au sein de l’institution.

2. Évolutions et transformations des institutions totales

Les propositions pourront en outre interroger les évolutions des institutions totales, notamment à l’aune de leur « détotalisation » (Rostaing, 2009). Il pourra ainsi s’agir d’analyser les modalités de « décloisonnement » des établissements pénitentiaires (Bonnemaison, 1989 ; Combessie, 2000 ; Lhuilier, Veil, 2000 ; Darley, Lancelevée, 2016 ; Dubois, 2008), de la désinstitutionnalisation (Castel, 2011 ; Goussot, Canevaro, 2010 ; Heyer, 2013) dans les domaines de la santé mentale et du handicap ou encore des transformations des maisons de retraite (Loffeier, 2015) et du développement d’alternatives à l’institutionnalisation des personnes âgées (maintien à domicile, émergence de lieux de vie communautaires autonomes etc.). En somme, méritent d’être étudiés les processus qui sous-tendent une importante reconfiguration des institutions totales, de leurs missions, de leur cadre juridique et de leurs pratiques, ainsi que des représentations qui leur sont associées.

Plus profondément, on pourra se demander ce que ces évolutions ou transformations des institutions totales disent de notre société et des changements qui s’y opèrent, de la « gouvernementalité » actuelle et des attentes de nos contemporain.e.s, étant entendu que lesdites institutions fonctionnent tout à la fois comme des organisations reposant sur des principes de séparation / différenciation vis-à-vis du reste du monde, et des miroirs (fussent-ils inversés) de ce monde dont elles prétendent se mettre à l’écart. Par exemple, qu’est-ce que l’étude des règlements intérieurs et autres mécanismes de régulation spécifiques des institutions totales peut révéler des lois communes d’une société ? En cela, nous rejoignons Michael Pollak, qui déclarait dans le cadre de ses enquêtes sur l’expérience de la vie en camps de concentration nazis et dans la lignée de Goffman, que « toute expérience sociale extrême est révélatrice des constituants et conditions de l’expérience sociale « normale », dont le caractère familier fait souvent écran à l’analyse » (Pollak, 1990).

En effet, si les sociétés modernes n’ont sans doute pas « inventé » l’institution totale, ainsi que le prouve l’existence fort ancienne des monastères, elles semblent cependant en avoir démultiplié le nombre et les formes. Aussi convient-il de comprendre les causes de ce développement, ainsi que les nouveaux facteurs de transformation qui sont à l’œuvre depuis quelques décennies.

3. Ethnographier les institutions totales : enjeux méthodologiques

Les propositions engagées dans cet axe pourront, en premier lieu, analyser les modalités d’entrée et d’enquête au sein de terrains supposés clos, fermés, en somme potentiellement difficiles d’accès. Comment l’ethnographe aborde-t-il l’institution et la relation enquêté.e.s-enquêteur.trice.s  (Bernard, 2017 ; Bryon-Portet, 2011 ; Le Caisne 2000 ; de Galembert, Henneguelle et Touraut, 2017) ? Comment la recherche se développe-t-elle ? Globalement, quels sont les effets d’une institution totale sur la recherche, quels sont les appuis théoriques et méthodologiques mobilisés, quelles sont les démarches ethnographiques adoptées ? Dans quelle mesure les recherches en institutions totales posent-elles des spécificités, ou constituent-elles des « terrains difficiles » (Ayimpam, Bouju, 2015 ; Boumaza, Campana, 2007) ?

Concernant le déroulé et les coulisses de l’enquête en elle-même, il sera par exemple possible d’examiner la place occupée par les sociologues et anthropologues au sein de l’institution et de son quotidien, et l’usage de méthodes ethnographiques dans d’autres disciplines (Artières, 2014). On peut notamment suggérer d’articuler les communications autour d’une démarche réflexive et introspective dans l’expérience du terrain et dans la relation ou l’engagement par rapport à celui-ci (notamment Cefaï, 2010 ; Olivier de Sardan, 2000 ; Favret-Saada, 1990). Faire appel à la question de l’engagement émotionnel dans l’ethnographie (Jeantet 2018) peut ainsi être une piste de réflexion (Fernandez, 2005 ; Dassié, Istasse, 2015). Que produit une expérience à la fois concrète, approfondie et distanciée (puisque personnellement non concernée, à moins d’une observation participante ou participation observante) (Soulé, 2007) des institutions totales ? Peut-on perdre toute distance par une longue immersion en leur sein, comme cela fut parfois reproché à des chercheurs ayant enquêté dans des sectes (Duval, 2002) ?

Enfin, une enquête sur les institutions totales peut-elle se mener uniquement via ses responsables, abstraction faite de ses patient.e.s ou occupant.e.s ? On peut ainsi songer aux prisons ou hôpitaux psychiatriques, dans lesquels la libre participation des enquêté.e.s est parfois sujette à caution.  Plus largement, quels sont les enjeux éthiques auxquels peuvent être confronté.e.s les ethnographes, entre « tentation de la dénonciation » (Rostaing, 2017) et risque de « participation passive » aux restrictions des libertés sur les terrains des institutions totales  (Gillepsie, 2019 ; Blattner, Donaldson, Wilcox, 2020) ?

Le comité scientifique sera particulièrement attentif aux propositions de communication qui participeront d’une approche originale, voire critique du concept d’institution totale. Les propositions, d’une longueur de 3000 à 5000 signes espaces compris, devront être envoyées le 22 juin 2021 au plus tard à l’adresse suivante : colloquesefit@gmail.com.

Les propositions seront évaluées en double aveugle par les membres du comité scientifique. Le résultat de la sélection sera communiqué aux contributeur.trice.s le 15 juillet 2021.

Dates du colloque : 29 et 30 Novembre 2021, Campus Condorcet Paris – Aubervilliers.

Comité d’organisation

  • Céline Bryon-Portet (Université Paul Valéry – Montpellier 3, SEF)
  • Audrey Higelin (Sophiapol, Université Paris Nanterre, SEF)
  • Éléonore Hourt (Université Paris Nanterre, SEF)
  • Lucie Nayak (Université de Liège, SEF).

Comité scientifique

  • Axel Augé (Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, Laboratoire LIRIS EA 7481 – Université de Rennes 2) ;
  • Lucie Bony (CNRS, UMR 5319 Passages) ;
  • Céline Bryon-Portet (Université Paul Valéry – Montpellier 3, SEF) ;
  • Gilles Chantraine (CNRS, Laboratoire Clersé) ;
  • Philippe Combessie (Laboratoire Sophiapol, Université Paris Nanterre, ComUE Université Paris Lumières, SEF) ;
  • Vincent Dubois (Laboratoire SAGE – UMR 7363, Université de Strasbourg, IEP) ;
  • Eve Gardien (Laboratoire ESO – Espaces et Sociétés Université Rennes 2) ;
  • Alain Giami (Inserm-CESP) ;
  • Fabrice Guilbaud (OFDT, Curapp-ESS, UMR 7319 CNRS / Université de Picardie Jules Verne) ;
  • Audrey Higelin (Laboratoire Sophiapol, Université Paris Nanterre, SEF) ;
  • Eléonore Hourt (Université Paris Nanterre, SEF) ;
  • Martine Kaluszynski (CNRS, Laboratoire PACTE)
  • Annie Kensey (CNRS/CESDIP)
  • Camille Lancelevée (Laboratoire SAGE – UMR 7363, Université de Strasbourg) ;
  • Xavier de Larminat (Laboratoire CUREJ, Université de Rouen Normandie) ;
  • Lara Mahi (Centre Max Weber, UMR 5283, Université Jean Monnet) ;
  • Paul Mbanzoulou (ENAP) ;
  • Philip Milburn (Université Rennes 2) ;
  • Delphine Moreau (EHESP, Laboratoire Arènes – UMR 6051) ;
  • Lucie Nayak (Université de Liège, SEF).
  • Corinne Rostaing (Centre Max Weber, UMR 5283, Université de Lyon 2) ;
  • Caroline Touraut (Direction de l’Administration Pénitentiaire, CESDIP) ;
  • Livia Velpry (Laboratoire CERMES3, Université de Paris 8-Saint-Denis) ;
  • Arthur Vuattoux (Laboratoire IRIS, Université Sorbonne Paris Nord)

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