Le tournant des écomédias

Event type colloque-2

Event dates
  • From at

Event place Université Catholique de l'Ouest, Angers

Luigi Russi et Anh-Ngoc Hoang proposent un résumé de la conférence réalisée à l’UCO Angers en décembre dernier par le Prof. John Durham Peters de Yale, dont un texte est de prochaine publication en français pour Les presses du réel. Ce texte est intitulé “Le tournant des écomédias”

Le tournant des écomédias

John Durham Peters est titulaire de la chaire “María Rosa Menocal” en Anglais, Film et Médias de l’Université de Yale aux États-Unis. Il est l’auteur du texte The Marvelous Clouds: Toward a Philosophy of Elemental Media [Les merveilleux nuages : vers une philosophie des médias élémentaires] (University of Chicago Press, 2015), dont une publication en français est prévue en début 2025 chez Les Presses du Réel.

Le Professeur Peters a été invité en tant que conférencier d’honneur au colloque international intitulé  « La Communication environnementale : des racines d’hier aux horizons de demain. Pour la construction épistémologique d’un nouveau champ académique et de pratiques » qui a eu lieu du 12 au 13 décembre à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers. Le but de son intervention, qui portait le titre « Infrastructures of Being: Reflections on Elemental Media » (Infrastructures de l’être : Réflexions sur les média élémentaires), était d’illustrer le « tournant des écomédias » comme un nouveau paradigme possible pour les Sciences de l’Information et de la Communication en France.

Peters a commencé sa conférence par une courte synthèse d’une riche littérature en communication qui pousse l’idée des médias comme environnements jusqu’au point d’interroger un grand nombre de milieux façonnés par le vivant comme s’ils étaient aussi des médias. La littérature à laquelle Peters fait référence est ancrée dans des auteurs classiques en SIC, et principalement dans les travaux d’auteurs comme Harold Innis et Marshall McLuhan. Notamment, Innis (et McLuhan avec lui) ont axé la notion de média autour de la capacité à « biaiser » la perception de l’espace et du temps. Innis, pour sa part, a introduit aussi la notion de « staples » (matières premières) pour évoquer le fait que c’est le propre d’un média de faire « apparaître » certaines composantes du monde comme « allant de soi ». Ceci est le pouvoir structurant des médias. Aujourd’hui, l’approché « écomediale » a été développée par un grand nombre d’auteurs contemporains, tels que Bernhard Siegert,  Jussi Parikka, Eva Horn, Birgit Schneider, Paolo Granata, Yuriko Furuhata, Melody Jue, Weihong Bao, Nicole Starosielski, Stefan Helmreich, Adam Wickberg, Johan Gardebö et Michele Cometa (qui a inventé la dénomination « tournant des écomedia » dans son livre La svolta ecomediale, actuellement disponible seulement en Italien), entre autres. À présent, juste une petite partie de ces textes ont commencé à paraître en français.

Peters motive sa proposition de considérer les environnements comme des médias par trois préoccupations propres à notre temps : premièrement, la crise planétaire, qui demande de resituer la place de l’humain d’une manière utile à la régénération du système Terre; deuxièmement, il évoque les médias numériques et, plus généralement, le constat de l’Anthropocène qui rend de plus en plus difficile de repérer des endroits qui puissent se dire « non-anthropisés ». La troisième raison est l’attention croissante vers l’idée d’infrastructure, qui s’attache au constat que nous sommes de facto immergés dans des assemblages dont on ne se rend compte qu’au moment où ils arrêtent de fonctionner. À ce sujet, il cite « A Vast machine » de Paul N. Edwards qui lui a suggéré l’idée que la nature peut se penser comme une espèce d’infrastructure.

Après avoir essayé de motiver pourquoi il faudrait s’intéresser à cette perspective « écomediale », Peters est rentré dans le noyau conceptuel : c’est-à-dire les implications de penser les médias comme des écologies. Cela implique d’abandonner une vision instrumentale des médias comme des « transporteurs » de messages ou des « simples » outils technologiques. Les médias façonnent simultanément les êtres et leurs environnements. Une fois qu’ils aboutissent à cela, ils deviennent comme transparents et déploient ainsi un effet anesthésiant. La question pour Peters est la suivante: comment s’éveiller de cet effet anesthésiant ? Le paradoxe autour duquel tourne la perspective écomediale est que, à la fois, les environnements ont une importance vitale pour nous et, simultanément, nous perdons notre sensibilité par rapport à l’environnement au fur et à mesure que celui ci devient « atmosphérique » – qu’il se fait écomedia.

Une fois que l’on commence à considérer des phénomènes environnementaux comme des médias, et cela est le passage ultérieur du tournant écomediale, on acquiert également la capacité de commencer à lire ce qui n’a jamais été écrit pour les yeux humains (on peut penser à des pratiques comme la dendrochronologie qui lit l’âge des arbres par leurs cercles, qui n’ont justement jamais été écrits mais qui peuvent néanmoins être interprétés comme ayant un sens). Enfin, il devient possible, d’après cette perspective, de faire rentrer dans le domaine des SIC des phénomènes que, jusque là, n’avaient pas encore été pensés comme étant issus de médiations. C’est là que Peters s’arrête sur le travail de Melody Jue (Wild Blue Media : Thinking Through Seawater) sur l’océan comme média. Son point d’entrée est la condition cetacéenne, qu’il compare avec la condition humaine: qu’est-ce que les dauphins peuvent nous apprendre par rapport à leur environnement ? Peters observe que les habitants des océans n’ont pas de technologie à proprement parler, si par technologie on entend une modification durable de son milieu. Il y a certaines espèces de poissons qui peuvent aménager temporairement le fond de la mer, mais autrement les poissons n’ont que des techniques (comme les bulles d’air) sans avoir des technologies. Les poissons ne s’appuient pas sur une infrastructure qu’ils mettent en place par eux mêmes. Par rapport à la condition humaine, telle que l’a décrite Hannah Arendt comme étant axée autour du travail, de l’œuvre et de l’action, la condition cetacéenne manque d’œuvres—les cétacés comme les dauphins ne changent pas leur environnement de manière durable. En revanche, l’océan ne peut devenir un média pour les humains que par la médiation d’une technologie (le bateau) qui le rende accessible pour nous. En ce sens, le bateau offre une métaphore de base pour signifier la condition humaine et sa relation à la technologie. Les êtres humains, en d’autres termes, ne surgissent qu’en concert avec la technologie, comme le feu et le langage. Peters s’appuie là sur l’idée de corporéité, telle que l’a présenté André Leroi-Gouhan, pour qui la forme même de notre crane serait déjà liée au développement de pratiques technologiques !

Si les médias sont, donc, un phénomène environnemental, la perspective écomediale peut offrir aux chercheurs et chercheuses en SIC des repères fructueux pour (re)poser un certain nombre de questions : qui devrait avoir le droit de concevoir et contrôler toutes ces infrastructures qui finiront par disparaître de notre perception? Si tout est média, serait-il le cas qu’il devienne impossible de parler de nature … ou bien est-ce que la perspective écomediale nous invite plutôt à approcher la nature même comme l’œuvre du vivant et, donc, comme technologie première ?

Keywords