Revue Tracés

L’origine des inégalités

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Depuis une dizaine d’années, bréviaires d’évolution sociale et essais d’histoire universelle fleurissent sur les tables des libraires. À l’interstice du champ académique et d’une littérature grand public, ils paraissent renouer avec un genre du « grand récit » avec lequel notre époque « postmoderne » était pourtant censée avoir rompu (Lyotard, 1979). Or, parmi les thèmes qui nourrissent ce « surprenant retour de la grande fresque civilisationnelle comme un genre narratif » (Hadad 2020, p. 39), celui de l’inégalité est certainement l’un des plus récurrents et structurants. Comme en écho au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau paru en 1755, en plein « siècle des Lumières », la notion est supposée éclairer, au prisme d’un passé plus ou moins lointain, plus ou moins mythique, de grands problèmes sociaux et politiques contemporains. Sous ce terme d’inégalités se trouvent alors englobées de façon parfois équivoque des entrées aussi diverses que le travail, la propriété, la richesse, le pouvoir, la hiérarchie, la domination, etc.

Ce numéro de la revue Tracés souhaite interroger cette résurgence actuelle des discours sur « l’origine des inégalités ». À travers des enquêtes empiriques et des réflexions épistémologiques ouvertes à l’ensemble des sciences humaines, l’enjeu de ce numéro est : (I) de caractériser et contextualiser ce retour contemporain des « grands récits » et les besoins auxquels il répond, (II) de discuter de manière critique leurs conditions de possibilité épistémiques, leur rapport aux sources et leurs effets historiographiques, (III) enfin de réfléchir aux moyens et à l’opportunité de se ressaisir des problèmes qu’ils posent pour proposer d’autres analyses narratives du monde politique et social dans le temps long.

Eugène Zhyvchik

 

1. « L’origine des inégalités » : le retour des grands récits ?

La parution, la traduction ou la réédition d’ouvrages qui prennent pour fil directeur la question de l’origine des inégalités ou qui l’affichent dans leur titre est l’une des tendances éditoriales actuelles en sciences humaines. À défaut d’une liste exhaustive, citons dans l’ordre chronologique : Les chasseurs-cueilleurs ou L’origine des inégalités d’Alain Testart (1982, réédité en poche en 2022), De l’inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond (2000), Naissance des inégalités, invention de la hiérarchie de Brian Hayden (2013), Conversation sur la naissance des inégalités de Christophe Darmangeat (2013), Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire de Jean-Paul Demoule (2017), Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers États de James C. Scott (2019), Au commencement était… de David Graeber et David Wengrow (2021), Une histoire des inégalités de l’âge de pierre au XXIe siècle de Walter Scheidel (2021), Une brève histoire de l’égalité de Thomas Piketty (2021), Travailler, la grande affaire de l’humanité de James Suzman (2021), Le voyage de l’humanité, aux origines de la richesse et des inégalités d’Oded Galor (2022), etc. Preuve de l’existence d’un versant académique au débat, la revue d’anthropologie L’Homme a réuni, dans deux dossiers entre 2018 et 2020, une série de contributions et de polémiques sur la question de l’origine préhistorique de la richesse et de l’égalitarisme de certaines sociétés extra-européennes contemporaines.

Eux-mêmes très divers dans les méthodes adoptées, les matériaux mobilisés et les thèses avancées, ces ouvrages partagent la caractéristique d’être difficiles à classer. Bien qu’ils soient le plus souvent l’œuvre d’universitaires et se présentent comme la conclusion ou la synthèse d’une recherche scientifique, ils embrassent aussi, et parfois ouvertement, la forme d’un grand récit, y compris dans ses dimensions les plus spéculatives et normatives. À l’évidence, retracer en quelques centaines de pages l’histoire de l’humanité depuis le prisme de l’inégalité (ou de n’importe quel autre, du reste) exige d’autres formes d’administration de la preuve que celle de la science historienne. La liberté ainsi prise vis-à-vis des contextes archéologiques, historiques, anthropologiques ou sociologiques entre en tension avec ce qui fait le propre de toute analyse rigoureuse. Mais sans doute de telles fresques expriment-elles justement un besoin de faire dialoguer les résultats obtenus dans différents champs disciplinaires. Dans ce cas, à quoi correspond la volonté de les inscrire dans le temps long de l’histoire humaine (ou de les faire apparaître comme tels) ?

Cette tendance à la systématisation et à la totalisation du savoir répond-elle à une exigence scientifique de mise en cohérence théorique et d’unification des connaissances actuelles, quitte à adopter une forme narrative aux fortes contraintes épistémiques ? Ou participe-t-elle d’une aspiration plus générale à la production d’une mythologie contemporaine, mieux perceptible dans des ouvrages de vulgarisation sans valeur démonstrative, dont on pourrait trouver l’archétype dans Sapiens de Yuval Harari (2015) ? La question est exacerbée dans le cas de travaux qui revendiquent à la fois un ancrage scientifique et un objectif politique – à l’image par exemple des polémiques autour de Caliban et la sorcière (2004) de Silvia Federici ou de La Part d’ange en nous (2017) de Steven Pinker (2017). Ce numéro de Tracés vise précisément à interroger le statut de ces discours, les présupposés et effets induits d’une telle entreprise, ainsi qu’à questionner les enjeux de l’étude des processus socio-historiques à de telles échelles.

En premier lieu, la question du statut de ces textes, et donc de la continuité ou de la discontinuité entre les champs universitaire et extra-universitaire, se rejoue au niveau de ce qui les relie avec les anciennes philosophies de l’histoire des XVIIIe et XIXe siècles (Rousseau, Voltaire, Condorcet, Ferguson, Herder, Kant, Hegel, Marx…). A-t-on affaire à de nouvelles histoires universelles, certes enrichies de nouvelles connaissances, mais conservant malgré tout la croyance en un certain sens de l’histoire (qu’il s’agisse ou non du progrès) ? Ou bien ces ouvrages relèveraient-ils d’un nouveau régime d’énonciation, de diffusion, voire de « consommation » du travail scientifique ? Le rapport au matériel empirique, en tout cas, semble avoir radicalement changé entre, d’un côté, l’époque où les savants n’avaient accès qu’à des informations de seconde main sur les civilisations non européennes, principalement des récits de voyage, et recouraient sciemment à des reconstructions hypothétiques pour imaginer les sociétés anciennes (telle que la fiction utile de l’état de nature) et, de l’autre, des tentatives scientifiques contemporaines qui ont à leur disposition une documentation bien plus riche et des méthodes plus critiques de comparaison et de généralisation. En ce sens, il importe de marquer les différences entre ces discours et de justifier de manière précise leurs similarités, si elles existent (Scheele, 2021). Nous invitons donc les contributrices et les contributeurs à réfléchir à ce qui rapproche et à ce qui distingue ces nouveaux récits de l’inégalité des formes traditionnelles d’histoire universelle.

L’étude du contexte social de production et de réception de ces discours anciens permet-elle d’éclairer, par analogie, la résurgence éditoriale du genre ? On sait à quel point la structuration conjointe du capitalisme et des conquêtes coloniales a pesé sur l’essor de réflexions sur le droit naturel de propriété au XVIIe siècle (Charbonnier, 2020) ou sur l’évolutionnisme social à la fin du XIXe (Stocking, 1987). Ces moments historiques n’expliquent pas simplement l’émergence de nouveaux problèmes, ils éclairent aussi les contradictions et les controverses qui animent les tentatives d’y répondre. De même, si la question des inégalités posée par les Lumières européennes s’inscrit dans la tension entre l’affirmation d’une liberté universelle et la justification de la domination (coloniale, esclavagiste, salariale), que penser de la résurgence de récits qui, à partir du constat que la pauvreté persiste dans les pays riches et que le degré d’inégalités augmente massivement à l’échelle mondiale, continuent d’en concevoir l’histoire à partir d’un unique et lointain mauvais tournant ? Dans quelle mesure, enfin, les angoisses liées à l’Anthropocène et les pratiques eschatologiques qu’elles génèrent (collapsologie, survivalisme, etc.) favorisent-elles la résurgence de méta-récits jetant un regard rétrospectif sur toute l’histoire de l’humanité ?

2. Historiographie critique et irréductibilité des contextes

Ces nouveaux discours sur « l’origine des inégalités » semblent tenir une partie de leur succès à leur capacité (ou leur prétention) à intégrer en une seule grille universelle une très grande diversité de situations historiques et culturelles. Sans présumer du succès analytique, au demeurant très varié, d’une telle entreprise comparative, celle-ci interpelle tant par ses procédés historiographiques (où les notions d’origine, de finalité, de totalité, de sens de l’histoire, etc., jouent à plein) que par le statut des sources mobilisées (dont les particularités doivent être réduites et neutralisées pour être ainsi comparées). Outre un travail de caractérisation et de recontextualisation des discours, ce numéro de Tracés invite à en conduire la critique interne.

L’ensemble s’organise généralement autour de l’identification de moment de ruptures, entre un passé à la fois lointain mais porteur d’une vérité qui nous engage, et un passé plus proche qui se confond avec le développement des inégalités telles que nous les connaissons. Deux points de bascule reviennent avec insistance, à tel point qu’ils semblent fonctionner en miroir : d’une part, une certaine idée de la « révolution néolithique », sur laquelle s’agrègent non seulement l’agriculture et la sédentarité, mais aussi la domestication du vivant transformé en ressource, l’apparition du stockage, de la richesse et de la propriété des terres, la naissance d’un l’État « despotique », d’une ville « bureaucratique » et de la guerre, voire l’imposition du patriarcat, l’apparition de l’esclavage, etc. D’autre part, l’origine de la modernité, définie par la colonisation des mondes extra-européens et la mise en place du système esclavagiste atlantique, les révolutions scientifiques, techniques et industrielles, l’appropriation des communs, l’accumulation primitive du capital et la propriété privée des moyens de production, la prolétarisation comme condition d’émergence de la « question sociale », etc. Entre préhistoire et modernité, les grands moments « révolutionnaires » et les thématiques qu’ils mobilisent n’ont cessé de s’informer mutuellement (Labrusse, 2019). Cette quête de similarité et de contraste nourrit une vaste boucle rétroactive de définition de l’intelligibilité du passé dans un sens, et d’explication du présent dans l’autre.

S’il ne saurait être question de soupçonner ces discours de toujours se complaire dans une nostalgie de l’état originel, tous s’appuient néanmoins sur une même dramaturgie, partagée entre le sentiment d’inéluctabilité historique de l’inégalité et un espoir plus ou moins assumé d’un dépassement futur qui, dans les cas les plus marqués, peut prendre la forme d’un véritable « retour aux sources » (Shepard, 2013). Dès lors, on est conduit à se demander quels présupposés ces constructions narratives font peser sur une telle période « originelle » et quel système de référence en découle. Si ces productions discursives répondent à des situations historiques particulières, quelle « hiérarchie de valeurs » (Dumont, 1977) et quels « universels » (Balibar, 2016) retrouvent-elles dans ce passé d’avant la chute ? À l’inverse, alors qu’elles sont censées ainsi historiciser les inégalités, n’induisent-elles pas au contraire un effet-retour de naturalisation de différences construites a posteriori ? À l’instar des « inégalités naturelles » au cœur de la lecture libérale de l’histoire (Fukuyama, 2012), ces récits ne risquent-ils pas de postuler l’existence d’un tournant ou d’une évolution historique pour ensuite en faire la source d’une inégalité (de genre, de race ou de classe) essentialisée dans de grandes catégories transhistoriques ?

Le pendant épistémique d’un tel questionnement est le traitement des sources. On peut légitimement interroger les limites heuristiques de l’exercice, notamment le risque des effets de lissage, d’anachronisme, de réduction des contextes mobilisés. Ainsi les chronologies souvent écrasantes, appuyées par les métarécits qu’elles traduisent, conduisent à surestimer les effets de corrélation synchronique, là où l’approche historique éclaire des reconfigurations parfois contre-intuitives par rapport aux présupposés de départ. Ces présupposés reposent souvent sur des principes d’équivalence entre des formes familières d’inégalité et des pratiques dont on récuse alors la variabilité, comme lorsque l’on fait du racisme une cause initiale de l’esclavage, ou de la richesse le corrélat de tout stockage alimentaire. En brisant ces correspondances automatiques, l’analyse historique donne à voir la variabilité des régimes de domination, de leurs fonctionnements et de leurs transformations. Sans doute cette faculté critique de l’analyse historique est-elle au cœur de la tendance des grands récits à adopter des positions antagonistes et à produire ainsi des effets politiques. Mais l’on invitera ici à réfléchir davantage au travail de problématisation qu’elle suppose et aux décentrements qui en résultent.

Le constat de l’inégalité des conditions conduit en outre trop rapidement à leur mise en équivalence généralisée : aliénation du travail, contrôle de la reproduction, accaparement ou privation des biens sont des dispositifs potentiellement distincts, à la finalité différente et souvent ambivalente selon les contextes. Les spécialistes des grandes formations hiérarchiques ont souvent été surpris de la difficulté à y appliquer les outils classiques de mesure de l’inégalité (Dumont, 1966 ; Kopytoff dir., 1987) : les statuts sociaux, pourtant marqués, sont rarement congruents à l’échelle individuelle dans ces ensembles habitués à gérer une grande diversité de conditions simultanées (linguistiques, professionnelles, rituelles, généalogiques, etc.). On y rencontre des esclaves assumant les pouvoirs politico-militaires (mamelouks, janissaires, etc.) ou des détenteurs de la plus haute légitimité rituelle soumis à des contraintes mortifères (royautés sacrées, castes sacerdotales, etc.). De même, ceux qui travaillent au sein de sociétés réputées « égalitaires » sont constamment confrontés au paradoxe d’une forte tendance à la différenciation interindividuelle, où la survalorisation conjuguée de l’autonomie et de la mutualité confine à la paranoïa et la conflictualité. Le récent dossier de L’Homme sur « Les fins de l’égalitarisme » (Buitron et Steinmüller, 2020) a bien identifié les malentendus créés par nos attentes d’une société d’individus égaux commensurables, alors même que cette commensurabilité est une condition de possibilité de la stratification sociale. La capacité à maintenir l’incommensurabilité des conditions, qui nous apparaît à tort comme un summum du despotisme, est en fait ce qui permet une forme d’horizontalité politico-économique. La description classique de la chefferie amazonienne par Pierre Clastres (1974) reposait déjà sur un tel paradoxe, puisque le prestige du chef y constitue la garantie de son absence de pouvoir durable, dans une sorte de stase structurelle toujours à la merci, toutefois, d’un événement « prophétique » (Descola, 1988). Ces contradictions apparentes des inégalités engagent les grands récits qui les encadrent. Marshall Sahlins, qui fut pourtant l’auteur d’une célèbre fresque néo-rousseauiste sur le « premier âge d’abondance » (1972), a ainsi récemment insisté sur le cosmos hiérarchisé des sociétés égalitaires (2017). Symétriquement, c’est la capacité de nos sociétés stratifiées à produire une mythologie égalitariste, y compris dans le registre évolutif, qui en sort questionnée.

Les inégalités ne reposent pas toujours sur les mêmes ressorts (illégitimité ou infériorité de statut, coercition, autorité ou différenciation, etc.) et elles n’ont pas toujours les mêmes effets dynamiques : leur étude nécessite donc de distinguer les implications structurelles de certaines institutions comme l’esclavage ou le servage, de celles des conflits, des conquêtes ou de tout autre « événement » qui transforment les conditions de reproduction sociale. Derrière le grand récit linéaire qui invoque la dichotomie égalité-inégalités, la superposition de niveaux empiriques génère une ambivalence qui peut aussi bien s’exprimer dans le devenir « étatique » de sociétés « égalitaires » (Sneath, 2007), que dans l’effervescence « démocratique » des ensembles cosmopolitiques « despotiques » (Jacobsen, 1943). Ce numéro de Tracés invite ainsi à critiquer les nouveaux discours sur « l’origine des inégalités » en les confrontant à l’irréductibilité des contextes qu’ils mobilisent, non pour disqualifier toute tentative de synthèse, mais pour en questionner l’intrigue sous-jacente, pour interroger les problèmes irrésolus qu’elle reconduit et pour en explorer les angles morts.

Jon Tyson

3. Comment écrire l’histoire longue des inégalités ?

Cette entreprise critique ne vise donc pas à abandonner pour autant l’ambition d’une histoire longue des processus de constitution et de contestation des inégalités. Au contraire, en libérant la réflexion des pesanteurs d’un certain cadre narratif, ce numéro appelle à se ressaisir empiriquement et de manière créative des hypothèses soulevées dans ces récits, pour imaginer de nouvelles problématiques et éclairer des dimensions demeurées ignorées.

Sans forcément rompre avec les approches diachroniques globales, les chronologies peuvent être discutées : l’hypothèse d’une « grande Divergence » entre l’Europe et la Chine au XVIIe siècle proposée par Kenneth Pomeranz (2010) grâce à la disponibilité des hectares « fantômes » fournis par la colonisation est ainsi retravaillée par Alessandro Stanziani (2021) qui fait commencer l’expansion occidentale par la contrainte sur le travail dès le XIIe siècle et pointe le dernier quart du XIXe comme un tournant des techniques de prédation, visant non seulement les terres et le travail, mais aussi les semences. Il est également possible de refonder la narration à partir de sujets non-humains. Ce qui a déjà été entrepris avec des chronologies classiques pour des sujets inanimés – comme le sucre et le coton (Beckert, 2014 ; Walvin, 2020) ou le charbon et le pétrole (Mitchell, 2013) – peut ainsi concrétiser l’appel à la longue durée de l’histoire « profonde » (Chakrabarty, 2021), ou y faire intervenir des notions issues des sciences géologiques ou biologiques en elles-mêmes indifférentes à la notion d’inégalité (Haraway, 2020) :  les ruptures ou rebouclages des cycles de l’eau ou de l’azote comme source d’inégalités territoriales (Billen et al., 2019), l’intrication entre certains paysages anthropiques et formes d’organisation politique (Løvschal, 2022), ou le processus de production des inégalités environnementales (Ferdinand, 2019). De manière plus générale, les lieux et les sites jouent un rôle important pour contrer le caractère autrement très désincarné de la reconstruction évolutive. Des objets à la frontière de cette sphère réputée inanimée et de l’agentivité humaine, comme la domestication des végétaux ou leur stockage, respectivement présentés par Scott et Testart comme des marqueurs de bascules évolutives, peuvent être réinvestis à partir de ce que leur caractère hybride implique de trajectoires divergentes. La matérialité, enfin, permet de rompre avec la forme historique du métarécit, comme le champignon d’Anna Tsing (2017), qui sert d’entrée à une vaste fresque synchronique et multi-située sur l’inscription du contemporain dans la durée.

Il est également possible d’interroger les articulations ou intersections entre différents types d’inégalité et de domination, comme le proposent par exemple certains travaux qui mettent en relation dominations de genre, de la nature et coloniale. Si la critique écoféministe a très tôt adopté la forme du grand récit (d’Eaubonne, 1976 ; Mies, 1986), exploitant ses contradictions internes et anticipant son renouveau actuel, elle a aussi mis en évidence des articulations en rupture avec une tendance à la naturalisation des inégalités (Merchant, 2021). La nécessité d’historiciser ces entrées (race, genre, nature) n’oblige donc pas à renoncer au comparatisme, ni même à une certaine forme de narration, notamment grâce à l’usage de catégories anthropologiques comme le mariage, l’empire, la dette ou l’esclavage. Au contraire, en s’emparant des enjeux de définitions, l’étude de ces institutions peut devenir un champ de comparaison heuristique, ainsi que le propose le travail collectif réuni dans Les mondes de l’esclavage (Ismard dir., 2021). L’anachronisme lui-même peut s’avérer être un outil analogique précieux (Loraux, 2005), tandis que certaines notions, initialement conçues pour penser une altérité déroutante, peuvent produire en retour des effets heuristiques et politiques sur les sociétés qui les ont énoncées. C’est ce qu’illustre par exemple l’actualité du vieux débat sur l’utilisation de la notion de « caste » pour repenser, au prix d’un éloignement certain avec son application initiale à l’Inde, les aspects des inégalités raciales ignorées par les cadres interprétatifs traditionnels (Visweswaran, 2010), notamment en dehors du champ académique (Wilkerson, 2020). Ce numéro sera ainsi l’occasion de repenser différemment la dimension comparative des études sur « l’origine des inégalités ».

Enfin, nous appelons à des contributions mobilisant des concepts qui débordent ou décalent l’enjeu des inégalités. Ainsi, les concepts de réparation (Bessone, 2019), de justice restauratrice (Zehr, 2011), ou encore celui de dignité (Ajari, 2019), ne présupposent pas un état originel (ou apocalyptique) d’égalité indifférent à l’histoire, mais réclament du moins d’être inscrits dans leur contexte social, historique et environnemental, ou rapportés à des trajectoires particulières. C’est le type de questions que pose par exemple le cas des crimes contre l’humanité, génocides, écocides et de leurs réparations, difficilement réductibles aux inégalités de droits et d’accès aux ressources qu’envisage le récit humaniste de l’inégalité des conditions. Repolitisant la question « par le bas », ces autres entrées permettent de s’émanciper de la fresque civilisationnelle pour permettre un autre type de comparaison, fondée sur les faits historiques, leurs racines, leurs modalités et leurs implications, plutôt que des institutions définies « par le haut ». En ce qu’elles impliquent davantage le vécu et les situations, ces notions font apparaître une autre dimension universelle, moins écrasante, de la question dans les cas où elles peuvent être employées. Plutôt que « l’origine » des inégalités, c’est sa constante résurgence et conjuration sous des aspects toujours différents et néanmoins reconnaissables qui devient alors le point focal de la réflexion.

Cet appel à contributions invite ainsi les chercheuses et les chercheurs en histoire, en philosophie, en sociologie, en anthropologie, en archéologie, mais aussi en études littéraires, en histoire de l’art ou en études cinématographiques et, de manière générale, toutes les disciplines qui discutent la question du récit et de la narrativité, à proposer des réflexions sur la manière de penser l’histoire longue des inégalités.

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Les articles soumis ne peuvent excéder 50 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Notes

Nous publions des notes critiques qui présentent un ensemble de travaux (éventuellement un ouvrage en particulier), une controverse scientifique, ou l’état d’une question actuelle. Elles doivent dans tous les cas se rattacher explicitement à la thématique du numéro et permettre d’éclairer des orientations de recherche ou des débats inhérents à cette dernière, notamment pour des lecteurs et des lectrices non spécialistes des disciplines concernées.

Les notes soumises ne peuvent excéder 30 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Entretiens

Des entretiens avec des chercheurs, chercheuses ou d’autres expert-e-s des questions étudiées sont également publiés dans chaque numéro. Les contributeurs et les contributrices qui souhaiteraient en réaliser sont invité-e-s à prendre contact directement avec le comité de rédaction (redactraces@groupes.renater.fr).

Traductions

Les traductions sont l’occasion de mettre à la disposition du public des textes peu ou pas connus en France et qui constituent un apport capital à la question traitée. Il doit s’agir d’une traduction originale. Le choix du texte devra se faire en accord avec le comité de rédaction et les questions de droits devront être réglées en amont de la publication.

Il est donc demandé aux contributeurs et aux contributrices de bien préciser pour quelle rubrique l’article est proposé. La soumission d’articles en anglais est également possible, mais si l’article venait à être retenu pour la publication, sa traduction nécessaire en français demeure à la charge de l’auteur ou de l’autrice.

Procédure

Les auteurs et autrices devront envoyer leur contribution (article complet) avant le 30 avril 2023. Celle-ci sera envoyée à la rédaction de Tracés (redactraces@groupes.renater.fr) ainsi qu’aux responsables du numéro : remi.hadad@gmail.comAurelia.Michel@univ-paris-diderot.frigorkrtolica@hotmail.com, jbvuillerod@gmail.com

Si elles ou ils le jugent utile, les auteurs et autrices peuvent adresser dès qu’ils le souhaitent un résumé (en indiquant le titre de leur contribution, la rubrique dans laquelle ils le proposent, ainsi qu’un bref résumé du propos) au comité de rédaction de Tracés (par courrier électronique à la même adresse) pour leur faire part de leur intention de soumettre un article.

Chaque article est lu est par un-e membre du comité de rédaction et par deux évaluateurs et évaluatrices extérieur-e-s. Nous maintenons l’anonymat des lecteurs et lectrices et des auteurs et autrices. À l’aide de ces rapports de lecture, le comité de rédaction de Tracés rend un avis sur la publication et décide des modifications à demander aux auteur-e-s afin de pouvoir publier l’article.

Dans le cas de propositions trop éloignées de l’appel à contribution ou des exigences scientifiques de la revue, le comité de rédaction se réserve le droit de rendre un avis négatif sur la publication sans faire appel à une évaluation extérieure. Hormis ces exceptions, une réponse motivée et argumentée est transmise aux auteur-e-s suite à la délibération du comité de lecture.

Nous demandons aux contributeurs et contributrices de tenir compte des recommandations en matière de présentation indiquées sur notre site.

Les articles envoyés à la revue Tracés doivent être des articles originaux. L’auteur ou l’autrice s’engage à réserver l’exclusivité de sa proposition à Tracés jusqu’à ce que l’avis du comité de lecture soit rendu. Elle ou il s’engage également à ne pas retirer son article une fois que la publication a été acceptée et que l’article a été retravaillé en fonction des commentaires des lecteurs et lectrices.

NB : L’insertion d’images et de supports iconographiques en noir et blanc et en couleurs est possible en nombre limité (Précisez-le dans votre déclaration d’intention). Celles-ci doivent être livrées libres de droit (sauf exception, la revue ne prend pas en charge les droits de reproduction) ; elles limitent le nombre de signes à hauteur de 2500 signes par image pleine page, et de 1500 signes par image demi-format. Pour des projets spécifiques, il est possible de faire établir un devis pour un cahier hors-texte.