Les recherches sur les fans ont tendance à souligner les aspects positifs de l’engagement dans les communautés de fans (Hills, 2002 ; Jenkins, 2006 ; Duffet, 2013), considéré ainsi comme un « sacre de l’amateur » (Flichy, 2000). Dans le prolongement des études fondatrices de Henry Jenkins (1992), les fans sont considérés comme un public actif et créatif, producteur de sens et de contenus (e.g. Booth, 2009 ; Lamerichs, 2018 ; Bourdaa, 2021). Cependant, le fandom – terme anglais usité pour parler des communautés de fans – est loin de l’image rose et lisse qui lui est parfois appliquée (Segré, 2014). Comme dans toute communauté sociale, les activités de fans ne sont pas dénuées de dimensions négatives, telles que les incivilités numériques ou le cyberharcèlement. Cependant, ces aspects se doivent d’être étudiés. De fait, les fans dont les pratiques sont toxiques attirent de plus en plus l’attention des chercheur·es. Ces pratiques, tout comme leurs autres activités (écriture de fan fictions, fanarts, cosplay… ; Gray, Sandvoss et Harrington, 2007 ; Click et Scott, 2017) ne sont pas un phénomène nouveau, mais l’internet agit comme une caisse de résonance et les rend plus visibles et bruyantes. Ce que nous qualifions de pratiques toxiques sont des formes d’interactions à l’intérieur des communautés, ou entre les fans et les producteur·ices/ acteur·ices qui s’appuient sur des colères, des incivilités, des attaques. Elles reposent sur les mêmes logiques de fonctionnement que des pratiques plus positives, dans le sens où elles requièrent une organisation à l’intérieur de la communauté, une mise en visibilité, un recrutement et des tactiques spécifiques. Se jouent aussi des rapports de pouvoir entre des fans qui se considèrent comme des « fans authentiques » et les autres. Ce que William Proctor (2017) nomme la nostalgie ou nostalgie totémique entraîne le développement de discours agressifs dans les communautés de fans qui se matérialisent par des attaques sur les réseaux sociaux.
Ainsi l’analyse des pratiques du toxic fandom permet-elle de mettre en lumière les tensions intrinsèques aux communautés et les rapports de force qui sont à l’œuvre entre producteurs et fans. Comme le suggère Kimberley Springer (2013 : 63), « les producteurs de culture populaire considèrent de plus en plus les “haters” comme faisant partie des communautés de fans. Si nous acceptons que les antifans appartiennent aux études de fans, nous devons également nuancer les définitions des antifans. Le “hater” est une des dimensions émergentes d’antifandoms ». Ce dossier ambitionne donc de circonscrire les enjeux politiques, économiques et sociaux, entre autres domaines, des pratiques toxiques de fans, par l’analyse : des activités des fans envers d’autres fans, spectateurs, citoyens ou créateurs ; de l’attitude des fans face à des créateurs qui, à leur tour, deviennent contestés ; des liens entre toxicité, fandom et politique ; et de l’éthique de la participation. Il s’agit ainsi de mettre en lumière, sans naïveté ni défaitisme, la réalité de la toxicité de certaines pratiques. Les contributions pourront s’inscrire, de manière non limitative, dans les axes suivants :
Axe 1 – Les pratiques toxiques des fans
Les fans peuvent parfois s’adonner à des pratiques toxiques à l’intérieur de leur communauté ou dirigées vers l’extérieur. Comment les fans s’organisent-ils dans leur communauté pour développer ou pour contrôler ces pratiques toxiques ? Quels en sont les enjeux, en particulier culturels et sociologiques, quand les attaques sont sexistes, homophobes, transphobes, racistes… ? Les articles pourront s’appuyer sur des études de cas pour mettre en évidence des processus et des modes d’organisation, de communication, de circulation des contenus toxiques. On pense à des exemples emblématiques comme le #GamerGate, pratique sexiste dans le domaine du jeu vidéo ou bien le #BlackStormtrooper dans la communauté Star Wars.
Axe 2 – Quand être fan devient problématique : les fans face aux créateurs contestés
Les controverses autour de créateurs et célébrités (musiciens, réalisateurs, acteurs…) ne sont pas nouvelles, mais les recherches sur l’impact de ces controverses sur les communautés de fans sont plus récentes. Il y a encore peu de travaux sur les réactions des fans par rapport aux vedettes et artistes contestés, notamment sur la question du désengagement vis-à-vis d’eux et/ou de leurs créations. Les fans d’Harry Potter sont-ils toujours fans de l’autrice J. K. Rowling et de l’univers qu’elle a créé après ses propos jugés transphobes ? Quelle attitude des fans du chanteur américain de RnB R.Kelly suite à sa condamnation pour crimes sexuels et pédopornographie en 2022 et 2023 ? Et quelle réaction des fans de l’acteur Will Smith après sa gifle controversée contre le présentateur Chris Rock lors de la cérémonie des Oscars en 2022 ? Outre le désengagement, les communautés de fans peuvent avoir une réaction inverse face aux polémiques touchant les créateurs, célébrités et univers qu’ils chérissent : dans ce cas, les controverses permettent un réattachement des fans qui peut passer par une acceptation de pratiques ou de valeurs différents de l’engagement initial. Enfin, ces contestations peuvent avoir des origines faniques qu’il ne faut pas écarter ni oublier.
Cet axe a donc pour objectif d’aborder les enjeux et effets liés aux réactions des fans vis-à-vis d’idoles et d’artistes, que ce soit à cause de leur engagement politique, de leurs vues sur des questions sociétales, d’accusations (agressions sexuelles, violences…), de leur comportement, voire de leur attitude sur les réseaux socio-numériques.
Axe 3 – Toxicité et politique : fans de mouvements politiques et mouvements politiques de fans
Les liens entre politique et communautés de fans sont peu explorés. Lorsqu’ils le sont, c’est pour mettre en avant l’engagement civique à travers la fiction ou pour souligner leur aspect progressiste. Cependant, si l’on considère le mouvement QAnon aux États- Unis à l’aune des études de fans, il est intéressant de chercher à comprendre comment ces communautés sont intrinsèquement liées au politique et comment ces pratiques irriguent le politique. En effet, les communautés faniques ont peu à peu embrassé les politiques réactionnaires dans leurs agissements toxiques et les mouvements réactionnaires ont utilisé des fonctionnements de fans pour se développer. Il s’agira ainsi de poser, d’un côté, la question des communautés de fans politisées et, de l’autre, l’hypothèse du lien entre les communautés politiques et les communautés de fans notamment dans leur organisation, moyens de recrutement, et d’actions.
Axe 4 – Éthique et participation
Ce dernier axe est centré sur l’éthique de la participation et dans la participation via deux dimensions. D’une part, à propos de la place de l’éthique dans les interactions de fans : comment les communautés de fans réagissent-elles lorsque leurs membres ont un comportement toxique ? Implémentent-elles des règles d’éthique à suivre dans les échanges sur les réseaux socio-numériques ? Quelle est la position des communautés vis-à-vis des pratiques toxiques de fans et quelle est leur légitimité à réglementer les comportements de leurs membres ? On se demandera aussi quelle est la place de la dénonciation par les fans de contenus produits par d’autres membres de leur communauté sur les réseaux sociaux et dans quelle mesure cela s’apparente à une forme de « censure participative ». D’autre part, concernant la place de l’éthique du chercheur ou de la chercheure : dans une perspective différente, nous invitons au questionnement de la posture éthique des chercheur·es étudiant les pratiques toxiques. Comment approcher les fans qui s’adonnent à ces pratiques ? Quelle attitude adopter face à eux, mais aussi face à leurs victimes ? L’objectif est ici l’étude de l’éthique de la participation au sens large, tant en termes théoriques que méthodologiques.
Références
Booth P., 2009, Digital Fandom. New Media Studies, New York, P. Lang. Bourdaa M., 2021, Les Fans. Publics actifs et engagés, Caen, C&F Éd.
Click M. A. et Scott S., 2017, The Routledge Companion to Media Fandom, Milton, Taylor & Francis Group.
Duffett M., 2013, Understanding Fandom. An Introduction to the Study of Media Fan Culture, New York, Bloomsbury.
Flichy P., 2010, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère du numérique, Paris, Éd. Le Seuil/La République des idées.
Gray J., Sandvoss C. et Harrington C. L. (éds), 2007, Fandom. Identities and Communities in a Mediated World, New York, New York University Press.
Hills M., 2002, Fan Cultures, Londres, Routledge.
Jenkins H., 1992, Textual Poachers. Television Fans and Participatory Culture, Londres, Routledge.
Jenkins H., 2008, Convergence Culture. Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press.
Lamerichs N., 2018, Productive Fandom. Intermediality and Affective Reception in Fan Cultures, Amsterdam, Amsterdam University Press.
Proctor W., 2017, « “Bitches ain’t gonna hunt no ghost”: totemic nostalgia, toxic fandom and the Ghostbusters platonic », Palabras Clave, 20 (4), p. 1105-1141.
Segré G., 2014, Fans de… : Sociologie des nouveaux cultes contemporains, Malakoff, A. Colin.
Springer K., 2013, « Beyond the H8R: Theorizing the antifan », The Phoenix Papers, 1 (2), 55-77. https://doi.org/10.5281/zenodo.259508
Coordination
- Mélanie Bourdaa (Université Bordeaux Montaigne) melaniebourdaa@yahoo.fr
- Julie Escurignan (École de management Léonard de Vinci) escurignan@devinci.fr
Recommandations aux auteurs et autrices et calendrier Voir sur le site de la revue Questions de communication : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/3074
- Date limite de soumission : 15 septembre 2023 (format : 2 à 3 pages)
- Retour des décisions aux auteurs et autrices des propositions : 15 octobre 2023
- Date limite de remise des textes aux coordinatrices : 15 janvier 2024 (format : 50 000 signes espaces comprises maximum)
- Parution : 2e semestre 2024
Questions de communication
Revue semestrielle à comité de lecture, publiée en accès ouvert intégral, soutenue par le Centre de recherche sur les médiations de l’Université de Lorraine et l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS et publié par les Éditions de l’Université de Lorraine. Dans le cadre du projet Ques2ComSO, la revue est aussi financée avec le soutien du Fonds national pour la science ouverte.
Questions de communication favorise l’approfondissement ou le renouvellement des approches sur un thème – objet d’un dossier –, grâce au croisement de contributions faisant référence à différentes traditions scientifiques. Fondée sur le pluralisme, elle suscite des débats sur des concepts ou des méthodes utilisés dans les travaux traitant de l’information-communication (Échanges, Notes de recherche). Enfin, par l’attention à une dimension internationale, elle vise un accroissement de la circulation des connaissances et de la dynamique comparative, notamment par les rubriques En VO, Focus et les recensions d’ouvrages français et étrangers.
indexation/référencement : Biblio SHS (Inist, CNRS), Bielefeld Academic Search Engine, Conseil national des universités (71e section), Directory of Research Journals Indexing, Elektronische Zeitschriftenbibliothek, Erih Plus (European Science Foundation), Francis (Inist), Google Scholar, Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Héloïse (CCSD, CNRS), International Bibliography of the Social Sciences (IBSS, Proquest-CSA), Isidore, Miar (Information Matrix for the Analysis of Journals, Universitat de Barcelona), Road (ISSN International Centre, Unesco), Sherpa/Romeo (University of Nottingham), Sudoc, WorldCat (OCLC), Zora (Zurich Open Repository and Archive Journal Database).
Direction
Béatrice Fleury • Jacques Walter
journals.openedition.org/questionsdecommunication
Appel permanent
Questions de communication publie aussi des Notes de recherche.
Recommandations aux auteur·es
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