Le concept d’Internet alternatif fait référence, au sens le plus large, à des innovations sociotechniques portées par des acteurs qui contestent les modèles industriels et commerciaux dominants qui structurent l’écosystème contemporain des médias et infrastructures numériques. Une façon courante d’aborder l’Internet alternatif s’appuie sur ses dispositifs et parmi eux ce qu’il est convenu d’appeler les « médias sociaux alternatifs1 », tels que Mastodon, Matrix, Diaspora, PeerTube, et plus généralement le réseau de plateformes non commerciales et décentralisées Fediverse, unifié par le protocole ActivityPub. Cela peut inclure aussi les réseaux socionumériques fréquentés par des membres de mouvances conservatrices voire relevant de l’extrême droite (Gab, Parler, Truth Social) dont les politiques de modération se veulent beaucoup plus permissives et libertaires que celles des réseaux socionumériques dominants. D’autres approches de l’Internet alternatif, plus infrastructurelles, se sont centrées sur l’architecture technique du réseau2, ou encore sur sa mise en marché3. Notre dossier aura pour objectifs principaux de documenter ces initiatives numériques et d’interroger leur rôle et leur positionnement par rapport aux dispositifs et plateformes de l’Internet dominant.
Nous souhaitons notamment situer ce dossier en continuité de nombreux travaux déjà réalisés à propos des « médias alternatifs » et qui ont souligné le caractère génératif, bien qu’ambigu, du terme. Des travaux insistent par exemple sur l’orientation généralement sans but lucratif des médias alternatifs, leurs modes de gouvernance coopératif et participatif ainsi que leur désir de se distinguer à la fois des relations étatiques et marchandes4. Un autre aspect de la notion est son caractère relationnel. L’alternatif peut ainsi être défini comme étant le reflet inversé du mainstream5, soit du courant dominant à un moment donné de l’histoire sociale du numérique. Il y a donc une dimension temporelle inhérente à la notion d’Internet alternatif, puisque l’alternatif d’hier peut être devenu le mainstream d’aujourd’hui. Par ailleurs, si l’étude des médias alternatifs s’est traditionnellement surtout concentrée sur les mouvements progressistes, ces études s’attardent de plus en plus aux médias alternatifs se revendiquant d’une idéologie de droite ou conservatrice6.
Finalement, Granjon et Cardon remarquent la multiplicité d’appellations utilisées en sciences sociales pour désigner ce qu’on peut appeler couramment des « médias alternatifs » en notant que cette indécision même sur les termes peut constituer une clé de compréhension des pratiques informationnelles alternatives7.
L’Internet alternatif peut ainsi être compris comme la critique concrète des travers de l’Internet commercial néolibéral dominant. Il est porté par des acteurs qui critiquent par exemple les risques liés aux atteintes à la privée, et l’accroissement de ces risques par le fait que les plateformes dominantes centralisent nos données au sein de mêmes services, voire parfois au sein de mêmes serveurs, et jusqu’à récemment selon des modèles de sécurité ou de cryptage relativement peu transparents. Ainsi, bon nombre d’initiatives se réclamant d’un Internet alternatif sont basées sur des modèles de réseau plus décentralisés, éthiques et transparents.8 Les questions soulevées par la centralisation et l’exploitation des données ont d’ailleurs incité des pays à promouvoir des initiatives visant à développer leur propre « Internet souverain ». Mais le développement des
« Internets alternatifs » relève aussi d’autres régimes de justification. C’est ainsi que la plateforme de microblogues Mastodon s’est présentée comme un espace plus « sûr » et accueillant pour les personnes vulnérables, comparé à X (alias Twitter) envahi de propos agressifs et hostiles de par l’assouplissement de ses règles de modération. D’autres réseaux alternatifs justifient leur existence par des raisons plus directement techniques, comme Scuttlebutt qui peut fonctionner sans connectivité permanente. Finalement, rappelons que nombre de ces initiatives sont construites sur le modèle des logiciels libres et mobilisent l’idéal d’un mode de gouvernance basé sur les communs. Cela dit, les outils qu’on peut associer à un Internet alternatif évoluent souvent dans des îlots d’interopérabilité distincts, au risque de conduire à l’émergence de ce qui est parfois critiqué comme un « Splinternet » ou balkanisation de l’Internet. Il nous semble important de souligner le caractère multiple et fragmenté que peut prendre cet Internet alternatif, d’où le titre de notre dossier : Internet(s) alternatif(s).
Sans nous y limiter, nous appréhendons ici l’Internet alternatif, ou les Internets alternatifs selon au moins trois dimensions :
- Historique : Quels ont été les Internets alternatifs d’hier et les alternatives d’hier à l’Internet d’aujourd’hui? Quel rôle ont-ils joué dans sa construction ? Et qu’est-ce qui persiste de l’Internet des débuts et qui contraste avec les formes dominantes de l’Internet actuel ?
- Sociale : Quelles sont les alternatives en matière de gouvernance, de valeurs ou encore de modèle économique sous-tendant l’Internet contemporain dans ses diverses composantes (des réseaux physiques aux applications en passant par les contenus et les algorithmes de recommandation) ? Qui sont les acteurs qui les portent, selon quels régimes de justification de leur caractère alternatif ?
- Géopolitique : Quelles sont les alternatives existantes ou émergentes à l’Internet tel qu’il s’est développé dans le Nord global ? Selon quels critères peut-on les conceptualiser en tant « qu’Internet(s) alternatif(s) »?
Nous souhaitons recevoir des articles qui s’attardent principalement à des études de cas, ou à tout le moins empiriques, de plateformes ou de réseaux considérés comme « alternatifs », mais tout en développant une problématisation ou théorisation de ce qui constitue un élément d’un « Internet alternatif » dans le cas étudié. Nous encourageons particulièrement les auteurs et autrices à faire référence aux travaux existants qui ont déjà entamé une théorisation dans ce sens.
Notes
1 Gehl, R. W. (2015). The Case for Alternative Social Media. Social Media + Society, 1(2).
2 Dulong de Rosnay, M., Musiani, F. (2015). Internet alternatif. In Méadel, C., & Musiani, F. (Eds.), Abécédaire des architectures distribuées. Paris : Presses des Mines.
3 Richebourg, A. (2023). Internet non marchand et division du travail militant: Une comparaison France-Allemagne depuis les « coulisses » des infrastructures. Réseaux, no. 240, pp. 213-240.
4 Skinner, D. (2017) Médias alternatifs. L’Encyclopédie canadienne. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/medias-alternatifs
5 Ferron, B. (2006), Les médias alternatifs : entre luttes de définition et luttes de (dé-)légitimation. Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2.
6 Holt, K. (2023). Right-wing alternative news media and digital politics. Dans Handbook of Digital Politics (pp. 444‑493). Edward Elgar Publishing.
Calendrier prévisionnel
Nous vous demandons d’adresser au secrétariat de rédaction (aurelie.bur@enpc.fr) :
- pour le 1er novembre 2024, une intention (2 pages présentant objet, question de recherche, inscription dans la littérature, méthodologie et résultats).
- pour le 1er mars 2025, la 1re version de l’article (60 000 signes, notes et espaces compris). La publication du dossier est prévue fin 2025.
- Plus d’informations sur les consignes aux auteurs sur le site de la revue : https://www.revue-reseaux.fr/consignes-aux-auteurs/