Argumentaire
La situation que nous vivons, dans le contexte de la pandémie COVID-19, nous a conduit à̀ réfléchir à ce dossier thématique. Il fournit le prétexte, mais n’en constitue pas la matière. La crise planétaire qui traverse pays, régions, villes, communautés, institutions et organisations de toutes natures offre sans aucun doute des possibilités inépuisables de questionnements sociologiques et anthropologiques. Elle renouvèle des questions constitutives des sciences sociales, comme celles des inégalités, des dimensions sociales des épidémies, de l’allocation des ressources, ou de la mondialisation des échanges, etc. Cependant, c’est au versant plus méthodologique de notre pratique de sciences sociales que ce dossier voudrait se consacrer.
Intitulé « Enquêter à distance : nouvel eldorado ? », ce numéro souhaite rassembler des contributions sur la manière dont un certain nombre de tendances, de contraintes et d’injonctions – et donc pas uniquement lié à la pandémie – interroge les méthodologies plus traditionnelles de recueil de données, basées sur le temps long, l’immersion, l’observation directe, les discussions grâce à l’interconnaissance et la coprésence dans un même lieu. En effet, la constitution d’un terrain d’enquête sociologique ou anthropologique passe encore pour beaucoup d’entre nous par une immersion longue dans un milieu social, par un recueil au plus près des pratiques et des manières de faire, de juger, de penser, d’accomplir activités, missions et tâches. Cette pratique se base fondamentalement sur un progressif établissement de relations de confiance et de partage avec les acteurs sociaux. Un souci réflexif toujours plus affuté s’est développé dans les sciences sociales pour rendre compte de ce processus d’enquête au plus près. D’autres disciplines, comme l’Egyptologie ou l’Archéologie sont également intrinsèquement habitées par les enjeux de la distance, voire de la mise à distance. Leurs chercheurs doivent sans relâche penser leurs travaux en prenant au sérieux le contexte notamment administratif, bureaucratique et politique, afin de mettre tout en œuvre pour « ouvrir » leurs terrains et leurs champs de fouille. Dans quelle situation se trouvent-ils aujourd’hui ? Comment réfléchissent-ils à cette question de l’étude à distance ?
Cette manière d’enquêter au plus près pour aussi constitutive qu’elle soit de nos disciplines s’est déjà trouvée questionnée notamment par Mead et Métraux dans « The Study of Culture at a Distance » (1953). Etudier des sociétés éteintes (ou en voie d’extinction), enquêter en temps de guerre, ou simplement rejoindre des sociétés complètement inaccessibles posaient déjà de sérieux problèmes méthodologiques aux anthropologues culturels de l’époque. Quand l’observation directe et la longue immersion ne sont pas possibles, comment faire ? Même si les pistes théoriques offertes pour étudier la culture via l’attention portée aux caractéristiques psychologiques des peuples par Mead et Métraux et leur groupe de recherche se sont vues critiquer par la suite (Wallace, 1954), il n’en reste pas moins que la discussion sur le recrutement des “informants”, sur l’usage des images, l’étude de documents, de films, d’œuvres d’art, de jeux de société, nous donne à voir une prolifique créativité. Mead et Métraux avaient également l’intime conviction que de telles discussions méthodologiques allaient être certainement reprises à nouveau frais dans les décennies à venir: “However this may be, it is certain that for the rest of the 20th century we shall be dealing with types of change that are so rapid and so revolutionary that we shall be in continual need of methods for reconstructing the cultures of a quarter of a century or even ten years“. (p.3)
Ces lignes de Mead et Métraux résonnent à nos oreilles 70 ans plus tard. En effet, il nous semble que nos processus d’enquête se trouvent bousculés par plusieurs phénomènes, certains connus et d’autres émergents. Tous sont plus ou moins directement reliés à la question des accès aux terrains d’enquête que le/la chercheur/se forge et à l’actualisation contextuelle de cette question : i) Ainsi dans un premier groupe, on pourrait placer les difficultés d’accès physique dans la durée à la vie de certaines organisations ou arènes de négociations collectives et la mise à distance fréquente des chercheur.euses en sciences sociales. Il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau. Il a donné lieu à l’expression de toutes sortes de stratégies pour contourner ces difficultés; ii) Dans un second groupe, on peut trouver les défis méthodologiques que pose l’étude des nombreuses pratiques sociales à distance qui se sont déjà développées au cœur des institutions et des organisations avec le développement du télétravail, ou de l’enseignement à distance en formation continue (McKee, 1999) par exemple, ou encore les loisirs en ligne : les étudier en prenant en compte leur déploiement à distance réclamait déjà des ajustements méthodologiques, sur lesquels nous revenons un peu plus bas; iii) D’autres sont plus récents et parfois spectaculaires : le basculement de nombre d’organisations dans un fonctionnement en ligne, le passage au télétravail parfois massif, à la tenue de visioconférences permanentes ont partiellement virtualisé le fonctionnement d’institutions aussi centrales que l’École, l’Université, la Diplomatie - dans les arènes des organisations onusiennes au cœur des négociations internationales, on parle de “Zoomplomacy”, pour qualifier ce basculement vers une forme virtuelle de fonctionnement - ou même l’Église.
Concrètement, comment allons-nous faire pour étudier les toutes nouvelles dynamiques d’action collective des milieux d’interconnaissance et de travail, qui se déroulent désormais à distance ? Est-ce qu’il sera suffisant, en imaginant que cela soit possible, de disposer des invitations Zoom, Webex ou Teams et de se glisser en « observateur » dans les petites lucarnes ? Ce n’est pas impossible d’obtenir de tels accès, mais on sent bien que la mise à distance risque de se renforcer et de devenir la norme. Si l’embedding semblait fournir les conditions d’un accès et d’un maintien sur le terrain dans le cadre d’organisations très défensives (Bourrier, 2010, 2013; Kimber, 2020), peut-on imaginer développer une pratique du « e-embedding » ? C’est-à-dire élaborer une forme de pratique du miroir pour le ou la chercheur.se : si les acteurs sociaux travaillent depuis leur domicile, le chercheur ne devrait-il pas en faire autant ? Dans la mesure où les acteurs opèrent à distance, il n’y a plus lieu de chercher à les observer in situ, ou plutôt le in situ devient en réalité leur salle de réunion virtuelle, en permanence ouverte. Quelles seraient alors les conditions d’un e-embedding et comment devrions-nous le négocier ?
Les chercheurs et les chercheuses ont déjà réfléchi à des méthodes alternatives, permettant de capter par d’autres moyens les pratiques sociales. Comme on l’a rappelé plus haut, les guerres mondiales du passé ou les conflits qui frappent de nombreux pays compliquent depuis longtemps le travail des anthropologues, des ethnologues et des sociologues. Quoi de neuf, pourrait-on dire ? Cela fait plus de 10 ans qu’il existe une littérature pesant le pour et le contre de la recherche « en ligne » (Fielding et al., 2008), et de l’ethnographie dite « virtuelle » plus précisément, dans laquelle s’inscrit typiquement la conduite des entretiens par visioconférence (Johnson et al, 2019 ; Seitz, 2016 ; Janghorban et al., 2014), mais aussi l’analyse de documents par le biais du bureau dit « virtuel » (Crichton & Kinash 2003). Si le langage corporel et tous les vagabondages qu’une conversation en face à face permet de capter manquent cruellement dans un entretien en visioconférence, il apparaît que d’autres bénéfices peuvent aussi contrebalancer ces manques : la personne est disponible, souvent à son domicile – mais pas uniquement – , elle n’est pas interrompue par ses collègues – mais le sera peut-être par ses enfants –, elle est concentrée sur les questions de l’interviewer – en partie d’ailleurs car le dispositif technique n’est pas toujours très robuste et que le son ou l’image vacillent. Ces entretiens via visioconférence permettent aussi de rencontrer des personnes, localisées à l’étranger qu’il n’est pas facile de joindre à leurs bureaux du fait du décalage horaire ou éloignées géographiquement tout simplement des chercheur.ses.
Certains travaux autour des pratiques digitales notamment (Hine, 2015) et/ou favorisant des collectes hybrides ou mixtes montrent déjà̀ la voie. À cet égard, les travaux issus des digital ethnographies où les chercheurs s’engagent avec des personnes en ligne, interviewent les utilisateurs de technologies ou demandent à ces derniers de prendre des images qu’ils publient en ligne représentent peut-être une voie palliative praticable pour de nombreuses collectes (Pink 2016). De même, l’observation de pratiques en ligne (Baym, 2000) ou l’utilisation de données de masse cédées par des opérateurs et rendues totalement anonymes (Cf. par exemple l’utilisation des données de masse de Meetic par Marie Bergström, 2019), pourraient venir enrichir considérablement le portfolio des méthodes immersives plus traditionnelles.
Dans la mesure où de nombreuses pratiques sociales se déroulent majoritairement en ligne, comment établir les bases méthodologiques pour monter des enquêtes techniquement faisables, scientifiquement solides, socialement acceptées et éthiquement valides ? Désormais, de nombreux chercheur.ses considèrent que les échanges en ligne constituent en eux-mêmes les terrains d’enquête, et que c’est donc au travers de méthodologies d’observation et d’échange en ligne qu’ils convient de les explorer. Mais que se passe-t-il quand ce sont des pans entiers de la vie sociale (l’école, le travail, le sport, la pratique religieuse….) qui basculent en ligne ? Cela engage-t-il un nouvel agenda de recherche s’intéressant de manière privilégiée aux pratiques de toutes natures sur internet ? Par ailleurs, un basculement en ligne de la recherche pousse-t-il à repenser la déontologie-même du métier de chercheur en sciences sociales ? Sachant que dans certains pays, les questions déontologiques ont été collectivement prises en considération par les chercheurs, les universités et les organismes financeurs, par la rédaction de codes éthiques sur lesquels s’appuient des instances de contrôle (Béliard et Eideliman, 2008), l’adaptation de certaines pratiques appelle-t-elle à collectivement repenser les codes éthiques pour les activités en ligne (Tene et Polonetsky, 2016) ?
De surcroit, ces pratiques d’interview à distance par exemple se sont développées dans un double contexte de réduction et/ou d’optimisation des frais de collecte de données et de sensibilisation dans les institutions académiques à l’empreinte carbone de la recherche, ce qui inclut les voyages, les conférences à l’étranger ainsi que la réalisation des terrains d’enquête et des campagnes d’entretiens ou d’observation par exemple. Ce contexte préexiste à la pandémie et il y a fort à parier que les préoccupations environnementales et la nécessité de conduire une grande partie du travail de terrain à distance vont perdurer. La mise au point de pratiques de recherche durables constitue un point de discussion saillante dans les laboratoires, centres et départements académiques.
Enquêter à distance grâce à la technologie pourrait-il véritablement constituer une voie possible et à quelles conditions ? Si l’on voit bien comment l’entretien peut facilement basculer d’un mode en face à face à un mode à distance (ce qui n’est pas sans poser de questions mais on le fait déjà), l’observation des pratiques dans leur milieu naturel d’occurrence est rendue beaucoup plus difficile sans mettre à mal le projet scientifique même d’une ethnographie. Par exemple, on ne saura plus rien des interactions spontanées entre les acteurs, ce qui est toujours une source importante de données. La distance du chercheur par rapport à son objet est en elle-même une question très travaillée, mais il s’agit d’autre chose ici, il s’agit d’une distance technologiquement construite. Car comment faire pour maintenir l’essence même de notre travail d’enquête, qui est de comprendre et de rester au plus près de la manière dont les acteurs sociaux produisent et s’arrangent des conditions dans lesquelles ils se trouvent si nous sommes empêchés de demeurer auprès d’eux ? Quelles adaptations doivent être entreprises ? Les historiens ont été amenés par exemple à délaisser le papier pour des formes dites « numériques », qui transforment les façons de procéder des chercheurs autant que l’étude de leurs manières de faire (Roustan, 2016).L’enquête à distance représente-t-elle, alors, une nouvelle étape de « rapatriation » pour l’anthropologue (Kilani, 1987), cette fois au plus près de la vie sur écran, puisque c’est désormais là que nos problématiques de recherche doivent s’appréhender ou est-elle un défi peut-être momentané, lié à un certain contexte, que l’anthropologie et la sociologie doivent être capables de surmonter ? En tout cas elle repose, aux sciences sociales, les questions du lointain, du détour ou de la comparaison internationale.
A travers cet appel, nous recherchons la soumission de textes, adossés à des expériences de terrain, même contrariées, qui reviennent sur la question de l’enrichissement des collectes, sur des alternatives aux collectes plus traditionnelles et sur les dilemmes que l’enquête à distance ne manque pas de poser. Ainsi, on pourra s’interroger sur un apparent paradoxe : tandis que l’on est contraint d’enquêter à distance, on se retrouve aussi plongé davantage dans l’intimité de nos interlocuteurs/trices par le biais des (nouvelles) technologies de communication. La porosité entre les temps de travail et les temps personnels ou familiaux a déjà été abordé à la faveur des premières enquêtes sur le télétravail dans les années 1990 et 2000 (Metzger & Cleach, 2004; Belton & de Coninck, 2007; Broadbent, 2016). Aujourd’hui cette porosité s’expose au plein jour des caméras des ordinateurs. Dans le même temps, malgré cette nouvelle proximité avec nos interlocuteurs/trices, ne court-on pas le risque d’un progressif aveuglement et d’une perte de connaissances sur les dynamiques ancrées des mondes sociaux. Pour autant, il nous apparaît que dans la mesure où le déploiement des pratiques en ligne est désormais sans fin, développer de nouvelles méthodologies d’enquête représente un défi à relever. La virtualisation de la recherche de terrain est en route, comment faire pour qu’elle ne signe pas le retour de la recherche en chambre, dans ce « cabinet » autrefois déserté par Malinowski ? Comment maintenir la possibilité́ d’un regard en présence, aux côtés et avec les acteurs sociaux ?
Modalités de soumission
Une intention argumentée d’environ 5 000 signes est attendue pour le 28 février 2021.
Elle précisera l’objet et le questionnement de recherche, les données et la méthodologie mobilisées, comme les enseignements tirés, afin de faciliter le travail d’arbitrage.
Elle doit être adressée aux deux coordinatrices du numéro : Mathilde.Bourrier@unige.ch et Leah.Kimber@unige.ch
La notification des propositions pré-sélectionnées sera donnée aux auteurs mi mars. La remise des textes rédigés (entre 25 000 et 35 000 signes) est fixée au 30 mai 2021. La V2 après évaluation des articles en double aveugle est attendue pour le 1 octobre 2021.
La parution du numéro 44 « Enquêter à distance : nouvel eldorado ? » aura lieu début 2022.
Bibliographie
Baym, N. (2000). Tune in, Log on: Soaps, Fandom, and Online Community. Thousand Oaks, CA: Sage.
Bergström, M. (2019). Les nouvelles lois de l’amour: sexualité́, couple et rencontres au temps du numérique. Paris, La Découverte.
Béliard, A. & Eideliman, J. (2008). 6 : Au-delà de la déontologie : Anonymat et confidentialité dans le travail ethnographique. Dans : Alban Bensa éd., Les politiques de l’enquête (pp. 123-141). Paris, La Découverte.
Belton, L., & De Coninck, F. (2007). Des frontières et des liens. Réseaux, (1), 67-100.
Bourrier, M. (2010). Pour une sociologie “embarquée” des univers à risque ? Tsantsa, Revue de la société́ suisse d’Ethnologie, (15), 28-37.
Bourrier, M. (2013). Embarquements. Socio-anthropologie (dossier “Embarqués”, dirigé par Gérard Dubey), vol. 27, 21-34.
Broadbent, S. (2016). Intimacy at work: How digital media bring private life to the workplace (Vol. 2). Routledge.
Crichton, S. and S. Kinash (2003). “Virtual ethnography: Interactive interviewing online as method.” Canadian Journal of Learning and Technology/La revue canadienne de l’apprentissage et de la technologie 29(2).
Fielding, N. G., Lee, R. M., & Blank, G. (Eds.). (2008). The SAGE handbook of online research methods. Sage.
Hine, C. (2015). Ethnography for the internet: Embedded, embodied and everyday. Bloomsbury Publishing.
Janghorban, R., Roudsari, R. L., & Taghipour, A. (2014). Skype interviewing: The new generation of online synchronous interview in qualitative research. Int. journal of qualitative studies on health and well-being, 9(1), 24152.
Johnson, D. R., Scheitle, C. P., & Ecklund, E. H. (2019). Beyond the In-Person Interview? How Interview Quality Varies Across In-person, Telephone, and Skype Interviews. Social Science Computer Review, 0894439319893612.
Kilani, M. (1987). L’anthropologie de terrain et le terrain de l’anthropologie. Observation, description et textualisation en anthropologie. Réseaux. Communication-Technologie-Société, 5(27), 39-78.
Kimber, L. (2020). The Architecture of Exclusion at the United Nations: Analyzing the Inclusion of the Women’s Group in the Negotiations of the Sendai Framework for Disaster Risk Reduction. PhD, University of Geneva.
McKee, N. P. (1999). The great conversation at a distance: Using journals in an anthropology telecourse. American Journal of Distance Education, 13(3), 62-72.
Mead, M., & Métraux, R. (Eds.). (1953). The Study of Culture at a Distance. Chicago and London: The University of Chicago Press.
Keywords
- Mots-clés
- Anthropology
- Methodology
- Pandémie