Revue Techniques&Culture

La digitalisation du monde : continuités et ruptures

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Publication name Revue Techniques&Culture

Coordinators

  • Flavia Carraro
  • Frédéric Joulian
  • Nicolas Nova

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Argumentaire

La « digitalisation » du monde est en marche et redouble d’intensité à la faveur d’un appareillage omniprésent de smartphones, ordinateurs, tablettes, consoles de jeux et autres objets connectés, mais aussi de multiples applications désormais à toutes les échelles du quotidien, GPS, météo, stockage de données, transactions bancaires, etc. Dans ce mouvement, les manières d’être humain ont très rapidement évolué et cela nous affecte et nous interroge, que l’on soit simple utilisateur ou chercheur spécialisé. Par exemple, à propos de l’utilisation continue et compulsive du smartphone tout au long de la journée, qui est accusé de tous les maux, l’addiction au premier chef. Mais aussi au sujet des formes de surveillance subies au travers des usages de tous ces services numériques dont l’opacité n’a d’égale que l’appétit des entreprises qui les proposent. Ou encore à propos de l’externalisation de nos mémoires et capacités de perception du monde que nous déléguons à ces machines et logiciels. Ces machines emmagasinent nos photos, nos pensées, nos données personnelles, elles traitent les morceaux de musique, les chants d’oiseaux ou les plantes que l’on cherche à reconnaître. Elles ne sont pas que supports à mémoire, mais aussi interfaces et actrices d’un nouveau monde.

« Révolution numérique », « transition numérique », « digitalisation », « numérisation », « algorithmisation », « virage computationnel », la terminologie pour décrire les processus à l’œuvre dans cette affaire est aussi vague qu’idéologique. En mettant l’accent sur les technologies de l’information des cinquante dernières années, ces expressions privilégient une vision contemporaine de modalités d’agir pourtant bien plus anciennes. Parler de révolution ou de transition néglige l’existence de processus déployés sur le temps long et la pluralité des pratiques et techniques de calcul, de codage ou plus largement de représentation et d’écriture. C’est à cette continuité peu explorée et aux ruptures éventuelles avec le présent que ce numéro de Techniques&Culture va s’attaquer.

Le terme de « digitalisation » évoque en effet un ensemble de pratiques et de techniques modernes héritées entre autres de la cybernétique. Il renvoie également aux moyens de comptage et de calcul « digitaux », c’est-à-dire au moyen des doigts, tant dans les sociétés et cultures du passé que de nos jours. Ces pratiques et techniques s’appuient sur des opérations automatiques et hyperextériorisées qui incorporent des champs de savoir et d’action au sein de programmes ou d’algorithmes. Dans ce numéro, nous voudrions montrer que les processus impliqués dans la digitalisation témoignent au contraire d’une très longue histoire et qu’ils s’ancrent dans des dispositifs matériels autant qu’intellectuels interrogeant le rapport entre animaux, préhumains, humains ou post-humains et machines « intelligentes ».

Un berger dépose des cailloux pour compter ses moutons. Un gardien de musée appuie sur son compteur manuel à chaque fois qu’une personne entre ou sort de la salle. Dans une forme plus complexe, les cartons perforés du métier à tisser Jacquard commandent la levée des fils de chaîne du tissu lors du tissage. Or, cailloux, compteur manuel et cartes perforées sont des objets techniques à « mémoire artificielle » qui inscrivent et assurent la reproduction d’actes mécaniques enchaînés. Ces actes et ces dispositifs correspondent à des opérations de pensée et de mouvement enchâssées au cœur de matérialités techniques. Dans ce thema nous nous intéresserons à la mémoire que les techniques incorporent et concrétisent. À la suite d’André Leroi-Gourhan (1964 : 269), nous entendons par « mémoire » non pas une « propriété de l’intelligence, mais, quel qu’il soit [le] support sur lequel s’inscrivent les chaînes d’actes ». En privilégiant, non pas la fonction, mais le fonctionnement et les usages de la mémoire ainsi définie, nous entendons inscrire artefacts et systèmes techniques dans une temporalité élargie et interroger les continuités et les ruptures de la digitalisation dans le temps et l’espace des cultures.

On considérera la matérialité de la technique lorsque celle-ci se structure dans des dispositifs et des processus qui incarnent, traduisent, régulent, assument des opérations gestuelles et intellectuelles en lieu et place d’opérateurs humains. Dans l’histoire humaine, les artefacts se sont insinués entre le geste et la parole, non seulement comme objets, mais aussi comme expressions de programmes. Ceux-ci, de nature analogique ou digitale (dans les comptabilités anciennes, l’écriture, le tissage ou encore l’informatique) ne doivent pas être compris comme une succession (du plus simple au plus complexe, de l’analogique au digital), mais davantage comme des modes synchrones.

Si la mémoire se définit généralement d’un point de vue matériel comme le support sur lequel l’information est véhiculée, nous voudrions à l’inverse interroger dans cet ouvrage les mécanismes évolutifs, intellectuels et mécaniques impliqués dans l’existence et l’usage de la mémoire. Partant des trois sortes de mémoire identifiées par Leroi-Gourhan, à savoir la mémoire « spécifique », la mémoire « ethnique » et la mémoire « artificielle », nous entendons en interroger le fonctionnement autant dans les pratiques (y compris langagières ou figuratives) que dans les dispositifs qui les concrétisent tout au long de l’histoire.

Continuité et rupture dans les processus sont donc au cœur du numéro et pourront être explorées sur la base d’exemples et d’études de cas précis à partir de trois pistes distinctes :

Axe 1. L’analogique et le digital

Si la rupture entre analogique et digital n’est pas si radicale ni si récente que cela, interroger la digitalisation en tant que processus et à travers la mémoire, signifie aller à contre-courant des conceptions habituelles sur les sauts et ruptures technologiques qui marqueraient le passage d’un régime d’existence à un autre. Nous nous demanderons comment, dès la préhistoire, la présence des systèmes à mémoire pourrait témoigner d’une coexistence des deux régimes ; également à quel point la distinction entre processus analogiques et processus digitaux sont universels et se retrouvent sous de mêmes formes et formulations dans diverses cultures, contemporaines et passées. Nous nous intéresserons à ce titre à leur déploiement dans des sociétés multiples et à différentes époques. Il s’agira de même d’aborder les multiples façons dont des chaînes opératoires d’activités diverses se voient transformées par leur digitalisation, un double processus de régularisation des procédures et de codage.

Avec ces deux modes de traitement du réel, « en adhésion » ou « en abstraction » – pour le dire autrement – nous souhaitons nous interroger sur les fondements biologiques, cognitifs et techniques de l’algorithmisation des pratiques en appelant, à égalité, les connaissances de la psychologie, de l’anthropologie, des neurosciences ou de l’histoire pour comprendre au mieux comment ces deux régimes s’annulent, se remplacent ou se composent.

Cet appel sur la digitalisation du monde soulève également la question de la mémorisation et des régimes de mémoire à l’œuvre dans les sociétés prémodernes (petites et orales), modernes (larges et à écritures) et globalisées (mondiales et informatisées). Si la mémoire individuelle ou collective se nourrit autant de sensations, de bruits parasites, de difficultés physiques et mentales que d’informations et de représentations apurées, quels sont les différences et les effets respectifs des usages d’une technologie digitale par rapport à une technologie analogique ? Quels sont les effets différentiels de voir un film à partir d’un projecteur et d’un support argentique, ou à partir d’un disque dur « sans défaut » ? Les propositions qui prennent en compte les systèmes et leur réception et comparent les deux modes seront les bienvenues.

Les instruments digitaux, un logiciel d’ordinateur par exemple, encodent toutes sortes de modules « préfabriqués » dont nous usons la plupart du temps en aveugle. En quoi une présentation digitale de type Power Point affectent-elles le travail, les capacités intellectuelles, mnémoniques, de communication ? Et de fait, comment ces outils normalisent-ils nos esthétiques, nos pratiques et nos visions du monde ? Les immenses entreprises d’archivage du savoir (textes et images) que nous observons depuis quelques décennies gardent-elles encore ce que les acteurs considèrent comme le grain et les saveurs des savoirs analogiques qu’ils prétendent conserver ? Marquent-elles une révolution de même type que celle qu’opéra l’écriture à ses débuts ou l’imprimerie plus tard ? Dans la perspective longue que nous promouvons, cette question se pose de façon fondamentale.

Axe 2. La cognition matérialisée

Par cette deuxième piste nous voudrions encourager les contributions qui peuvent venir de champs et de terrains des plus divers dès lors qu’ils interrogent la relation entre matérialité, langage (oral ou écrit) et savoir.

Dans notre vision de la cognition, nous ne dissocions pas les savoirs des processus, les contenus des mécanismes et aborderons via l’analyse des dispositifs techniques : sciences humaines, sciences biologiques ou sciences de l’information.

L’anthropologie cognitive développée par Edwin Hutchins (1994, 1995) à propos des modes de navigation et des instruments embarqués (les uns dans la tête des opérateurs, les autres délégués dans des instruments, certains automatisés, d’autres manuels, etc.) est pour nous un excellent exemple d’intégration. Elle illustre à merveille la simultanéité des deux régimes analogique et digital dans le contexte high-tech du cockpit d’un Airbus A320 – et au passage exemplifie sa conception de la cognition distribuée. En va-t-il de même dans un contexte inverse, low-tech, d’un atelier artisanal de forgeron ou dans le champ d’un petit maraîcher ?

Les trois millions d’années d’histoire technique humaine sans langage nous incitent aux plus grandes réserves quant aux avantages évolutifs décisifs d’une mémoire verbalisée et externalisée. Selon le degré d’extériorisation, nous voulons questionner ce qu’il y a de commun et de récurrent dans le fonctionnement des techniques à mémoire, d’une part, dans leur développement et mise en œuvre, dans leur usage, d’autre part. Nous souhaitons notamment saisir ce que signifie « fabriquer » ces techniques : comment transfère-t-on un processus à un artefact ou à une machine ? Et, du moment où l’on a affaire à une codification et une représentation, comment remonte-t-on aux opérations, aux usages et aux pratiques qui la font fonctionner ? L’objectif étant de comprendre en quoi ces techniques « digitales » constituent une « famille d’innovations » particulières et d’en appréhender les défis, les principes ou les impasses. Autant de questions qui intéressent les ethnologues, les primatologues, les archéologues, les psychologues, les designers et autres développeurs informatiques. Plus largement, cette proposition de numéro entend poursuivre les débats commencés il y a trente ans maintenant par le réseau de chercheurs de Techniques & Culture – notamment dans « Cultures de bêtes… outils qui pensent ? » (no 23/24 de 1994), et par la rencontre « historique » de la Fondation des Treilles organisée par Bruno Latour et Pierre Lemonnier sur les dialogues entre la nouvelle sociologie de l’innovation et la technologie culturelle qui produisit le recueil détonnant De la préhistoire aux missiles balistiques dont nous reprenons aujourd’hui l’esprit critique, depuis un nouveau monde, global et digital.

Axe 3. Matérialités computationnelles

Si la computation est habituellement comprise comme une opération abstraite, nous souhaitons rappeler ici sa dimension fondamentalement matérielle ; car ce n’est pas la même chose d’effectuer des calculs avec un boulier, un abaque, une pascaline, une feuille de papier ou une calculatrice. Et même au sein de l’histoire de l’informatique, il faut souligner la diversité des supports computationnels tant dans leur déclinaison matérielle (ordinateurs centraux, micro-ordinateurs, tablettes) que dans les principes physiques sur lesquels ils reposent (en général électroniques, mais aussi électromécaniques dans le passé et potentiellement quantiques, optiques ou neuro-inspirés demain) ou à travers les types de représentations qu’ils mobilisent.

Le rappel de ces nuances vise à encourager les contributions qui interrogent le lien entre ces multiples formes de computation et leur déclinaison matérielle au sein de pratiques sociales diverses éloignées ou non dans le temps et dans l’espace. Nous ne suivons pas ici une logique de progrès, évolutionniste ou généalogique, mais une démarche de restitution et de compréhension des principes et moyens élémentaires d’action sur la matière, sous-jacents à la digitalisation. L’objectif est de caractériser les spécificités de certains assemblages et opérations techniques mais également, dans une visée comparative, d’affiner cette notion de computation souvent comprise de manière monolithique et strictement contemporaine, pour le dire simplement, celle de l’informatique post-seconde guerre mondiale. Nous nous intéressons par conséquent à l’existence d’autres formes de computation avancées, alternatives à cette vision. Celles qui intéressent notamment les humanités numériques et les nouvelles formes et modalités de composition, de transformation, d’indexation, d’archivage et de diffusion des connaissances et des pratiques qui leur sont liées. En quoi notre façon de savoir et de connaître, de lire, d’écrire, de voir et de découvrir a-t-elle changé ? Quelles variations observons-nous entre les usages d’un calepin avec stylo et une application de prise de notes sur smartphone ?

En arrière-plan, il s’agit de prendre au sérieux la prépondérance de ces objets numériques dans tous les pans de notre vie quotidienne et de suivre la proposition de Gilbert Simondon : « La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture » (1989 [1958] : 9-10).

Modalités de soumission

Un résumé compris entre 2 000 et 3 000 caractères maximum, accompagné d’une dizaine d’illustrations.

Deux formes d’articles sont envisageables :

  • un article analytique pour la version papier de la revue, de maximum 30 000 caractères (espaces comprises) accompagnée d’un maximum de 10 images HD (300 dpi de 10 x 15 cm min.) dans lequel l’auteur s’efforcera d’écrire pour des lecteurs extérieurs à son propre champ, exercice impliquant une double exigence de scientificité et de lisibilité (la revue touchant un lectorat interdisciplinaire de sciences humaines et se diffusant en librairie comme un « livre revue » à destination d’un public élargi).
  • un article portfolio partant à l’inverse du terrain et des documents, dans lequel l’auteur, se fondant sur des corpus précis, analysera 15 à 20 images HD (300 dpi de 10 x 15 cm min.), dans un format de maximum 15 000 caractères

Les auteurs devront prendre contact avec les coordinateurs du numéro par l’intermédiaire du secrétariat de rédaction de la revue (techniques-et-culture@ehess.fr) pour soumettre leur projet (titre et résumé, projet d’iconographie) accompagné de leur nom, coordonnées, affiliation institutionnelle avant le 7 novembre 2022.

Une rencontre des contributeurs retenus est prévue à Marseille, au Mucem : le 19 et 20 janvier 2023. La proposition ainsi que le texte de présentation pour les rencontres seront envoyés en français.

Consulter le site de Techniques&Culture pour connaître les normes de la revue ou s’adresser à la rédaction : techniques-et-culture@ehess.fr

Comité scientifique de la revue

  • Madeleine Akrich (Sociologie – École des Mines),
  • Geneviève Bedoucha (Ethnologie – CNRS),
  • Jean Boutier (Histoire – EHESS, CNE),
  • Marie-Noëlle Chamoux (Linguistique, Anthropologie, Ethnologie – CNRS, CELIA),
  • Suzanne de Cheveigné (Sciences de l’information et de la communication – CNRS, CNE),
  • Salvatore D’Onofrio (Ethnologie – Université de Palerme, Sicile, Italie),
  • Carole Ferret (Ethnologie – CNRS, LAS),
  • Jamie Furniss (Anthropologie sociale – Université d’Édimbourg, Royaume Uni),
  • Martine Garrigues-Cresswell (Ethnologie – Paris V),
  • Thomas Golsenne (Histoire de l’art – Université de Lille),
  • Bernard Hubert (Histoire – EHESS, CNE),
  • Tim Ingold (Université d’Aberdeen, Royaume-Uni),
  • Jean-Luc Jamard (CNRS), Claude Lefébure (CNRS),
  • Joëlle Le Marec (Celsa-Paris IV Sorbonne),
  • Pierre Lemonnier (Ethnologie – CNRS, CREDO),
  • Marie-Claude Mahias (Ethnologie – CNRS),
  • Peter Miller (Histoire – Bard College, États-Unis),
  • Marie-Vic Ozouf-Marignier (Géographie – EHESS),
  • François-René Picon (Ethnologie – Paris V),
  • Jean Polet (Archéologie – Paris I),
  • Serge Proulx (UQAM),
  • Carlos Emanuel Sautchuk (Anthropologie – Université de Brasília, Brésil),
  • Nathan Schlanger (École des Chartes),
  • Véronique Servais (Psychologie – Université de Liège, Belgique),
  • Boris Valentin (Archéologie – Université Paris I Panthéon-Sorbonne),
  • Gen Yamakoshi (Ethnologie – Université de Kyoto, Japon).

Références

Cresswell, R., Jamard, J.-L. & F. Sigaut 1994 « Cultures de bêtes… Outils qui pensent ? » Techniques&Culture 23-24.

Hutchins, E. 1994 Cognition in the Wild. Cambridge : MIT Press.

Hutchins, E. 1995 « How a cockpit remembers its speeds », Cognitive Science 19 : 265-288.

Latour, B. & P. Lemonnier dir. 1994 De la préhistoire aux missiles balistiques. Paris : La Découverte.

Leroi-Gourhan, A. 1964 Le geste et la parole, tome 2 : La mémoire et les rythmes. Paris : Albin Michel.

Simondon, G. 1989 [1958] Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier.