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Traces numériques et durabilité – Temporalités, usages, éthique

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Traces numériques et durabilité – temporalités, usages, éthique

Des traces physiques…

Une très large part des sciences humaines repose, de manière centrale ou secondaire, sur le matériau que constituent les traces de l’activité des Hommes : histoire, histoire des arts, littérature, sociologie, anthropologie, architecture, philosophie, musicologie, sciences de l’information, la communication et la documentation, économie, gestion…, à un moment ou un autre, dans leur approche et leurs méthodes partent d’archives et d’objets produits par les hommes.

Les traces de l’existence et de l’activité humaine sont traditionnellement matérielles (objets produits ; textes, images, sons enregistrés sur des supports matériels ; architecture et organisation de l’espace urbain et rural ; productions artistiques dans l’espace public, restes humains…). Leur pérennité est assurée par la qualité des matériaux mis en œuvre, tout particulièrement leur résistance aux outrages du temps : résistance des matériaux de construction aux intempéries et usage des locaux pour les traces architecturales, résistance des matériaux de fabrication pour les traces des activités économiques productives, résistance des supports de l’écriture (pierre, papyrus, bois, argile, vélin, papier…) et des encres et pigments employés pour les traces des activités intellectuelles ou symboliques, résistance des divers constituants du corps et de l’ADN pour les traces de la présence de l’homme…

Lorsqu’elles ne restent pas in situ en raison de leur préservation sur site (bâti monumental, vernaculaire…), les traces de l’activité humaine sont collectées dans la perspective d’une utilisation ultérieure selon un dispositif organisé sommairement à au moins cinq niveaux :

  • Collecte par les acteurs publics selon un dispositif organisé : documents et actes publics, documents privés pouvant être transmis à des fonds d’archives, des bibliothèques…, traces archéologiques confiées à des musées… ;
  • Collecte par des acteurs privés délégataires de missions : documents et actes devant être gardés par les notaires, dossiers médicaux…
  • Versement volontaire par des acteurs privés à d’autres acteurs privés, publics ou associatifs (fondations ; universités ; associations à vocation historique ; éditeurs pour publication ; musées, quels qu’en soient les statuts… )
  • Conservation par les familles pour leur usage, leur transmission, la constitution d’un patrimoine historique ou économique familial ou personnel (mobilier, objets, , documents de propriété, de mariage, courriers, photos…)
  • Conservation par les entreprises dans le cadre de ce que la loi définit comme obligatoire et pour leur usage propre à titre

Collecte, archivage et ré-exploitation des traces mobiles oscille entre organisation régulée et normée par les organismes professionnellement chargés de conserver et organiser ces traces et bricolage personnel pour toutes celles relevant de la sphère privée. La durabilité des matériaux collectés n’est donc pas nécessairement assurée, mais la relative résistance au temps de nombre de supports permet à tout le moins, et sauf accident[1], de conserver pour l’avenir des éléments de preuve permettant de fonder des connaissances scientifiques solides.

… aux traces numériques

La généralisation des formes numériques de communication, autant dans la sphère publique que privée « au moment où la société contemporaine se voue au culte de la mémoire et de la mémorisation » (Galinon-Mélénec & Zlitni, 2013), confronte l’ensemble des acteurs à de nouvelles formes de traces qu’il n’est pas envisageable de traiter par les processus précédents.

Les traces numériques ne sont pas techniquement immatérielles, mais ce n’est pas leur matérialité qui pose habituellement question. La complexité nait dès la définition même de la notion de trace numérique. Une définition sur laquelle l’unanimité ne se fait pas.

La trace doit d’abord être distinguée de l’empreinte. Galinon-Mélénec (2013), considérant qu’il n’y a pas nécessairement impression visible sur une surface, préfère le terme de trace, dont les « emplois plus variés permettent d’intégrer l’infinitésimal, voire l’invisible. » Pour sa part, Mille (2013) voit dans l’empreinte « l’inscription de quelque chose dans l’environnement au temps du processus » alors que la trace est une « observation d’une série d’empreintes » qui nait donc de l’attention qui lui est portée et plus précisément du regard que l’on choisit de porter sur elle (éthique, juridique, commercial, sémantique, stratégique…). Il rejoint sur ce point Serres (2002) pour qui la trace numérique « se caractérise par son génitif intrinsèque, […] au sens où la trace est toujours trace de quelque chose ; elle ne se définit pas par elle-même, elle n’a pas d’existence propre, autonome, au plan ontologique du moins, elle n’existe que par rapport à autre chose […] et ne prend son sens que sous le regard qui la déchiffrera ». Krämer (2012) ne dit pas autre chose : « à la différence du signe que nous créons, la signification d’une trace existe au-delà de l’intention de celui qui la génère » La pensée de la signification de la trace soulève donc une question d’épistémologie.

Ainsi, pour Galinon-Mélénec (2013, p. 95) qui adopte un point de vue anthroposémiotique, il conviendrait de réfléchir en termes de signe-trace : « les signes portent les traces de la complexité de l’entrelacement du vivant (humain ou non) et du non vivant, conjugués à l’entrecroisement des représentations portant sur le passé, le présent et les projections sur l’avenir. » Dès lors comment aborder le signe-trace autrement qu’avec un regard constructiviste ? Merzeau (2013) ne va pas jusque-là. Voyant dans la trace une « manifestation observable de l’impensé », elle estime « qu’elle appelle un art interprétatif comme celui du chasseur, du critique d’art, du psychanalyste ou du devin pour faire sens. Plus la trace sera involontaire, plus elle aura valeur de preuve, de symptôme ou d’attestation ». En revanche, lorsque l’on change de champ scientifique, le regard sur les traces peut-être assez radicalement différent. Mericskay, Noucher et Roche (2018), traitant des usages des traces numériques en géographie adoptent ainsi un point de vue substantiellement plus resserré et positif : « les traces numériques peuvent ainsi se définir comme des données personnelles, descriptives de l’activité ou de l’identité d’un individu ». Au-delà, Le Béchec (2010, p.351) étend la notion de traçabilité pour inclure la mémoire d’un territoire. Elle avance que « Le web pourrait également être un outil faisant le pont entre la mémoire d’un territoire et Web, même si les formes de cette circulation restent à inventer ». Elle argumente que « Les traces sont différentes des souvenirs, de l’oubli et de la discussion qui offrent des possibilités de reformulation et de remise en cause. L’archive est l’exactitude, alors que l’oubli participe au souvenir. Il semble qu’une autre mémoire du territoire définie par la technique se met en place sur le Web ».

Dématérialisation et questionnement des traces numériques sous l’angle de la durabilité

Le système de production, d’organisation, de conservation, de mise à disposition des chercheurs et du public des traces de l’activité humaine est profondément questionné par la montée en puissance des usages numériques prescrits (numérisation contrainte progressive des traces de relations avec l’État, notamment les traces fiscales, mais aussi la constitution de dossiers de demandes d’allocations, le traitement de dossiers de candidatures à l’enseignement supérieur, ou au recrutement dans la fonction publique universitaire… pour ne prendre que ces processus bien connus des enseignants-chercheurs) ou encouragés par un discours hypertrophié de valorisation des usages du numériques, annoncés tantôt comme une révolution anthropologique, tantôt comme un bienfait pour une économie durable.

La numérisation des données, et donc des traces de l’activité humaine[2] a de très nombreuses conséquences, parmi lesquelles :

  • Des modifications importantes du travail des acteurs missionnés traditionnellement pour collecter, organiser et restituer les traces ;
  • L’irruption d’acteurs dominants privés (GAFAM et autres entreprises) qui s’approprient les traces numériques des activités humaines dès lors qu’elles recourent aux réseaux sociaux, médias sociaux, moteurs de recherche, etc. pour en faire la base de leur business model ;
  • L’intervention de la puissance publique pour une prise de conscience et une plus grande autonomie de décision des acteurs privés quant aux traces qu’ils laissent (RGPD) ;
  • Un coût croissant en consommation énergétique et en production de matériel pour l’utilisation du numérique (voir le récent rapport Greenit[3]) ;

Elle interroge plus largement la société sur les conséquences négatives de son usage massif (Desmurget, 2019)

Quant à la traçabilité sur les médias sociaux, qui constituent un questionnement important mélangé de peurs et d’inquiétude de la part des internautes qui se demandent si la traçabilité de tous les individus, de manière exhaustive et à un niveau international, est-elle vraiment réalisable ? Les travaux de Rieder (2013) proposent en 2010 le terme « la traçabilité du traçage ». Il s’agit de saisir « comment examiner et contrôler des techniques en boîte noire, protégés à la fois par le fonctionnement de l’espace numérique (sans code source, il est très difficile d’analyser un algorithme) et de l’espace juridique (le secret professionnel). La question de savoir comment étudier ces objets est donc elle-même un enjeu politique ». Le Béchec et Alloing (2018, p.3) nous rassurent en expliquant qu’il reste impossible de récupérer toutes les traces depuis les réseaux sociaux numériques, « l’usage des API nous montre que l’extraction de données sur des activités passées est limitée, que l’accès à des données ouvertes comporte plus que des lacunes et que le traitement de ces données tant du point de vue de la déclaration que de la confidentialité est une question encore émergente en sciences de l’information et de la communication ».

Objectifs, problématique et thèmes d’intérêt

Dans ce contexte, la Revue COSSI invite les chercheurs en sciences humaines à analyser les défis sociétaux et professionnels posés par la généralisation du numérique et des traces que cela génère dans une perspective de durabilité.

Il s’agira de réfléchir également à ce que pourrait être une hygiène du numérique dans la perspective d’une société consciente de la problématique majeure que constituent l’information et la communication durable et responsable (Mallowan & Marcon, 2019)

Les chercheurs sont donc invités à proposer des communications ayant pour questionnement central :

Traces numériques et durabilité : temporalités, usages, éthique 

En particulier, mais pas exclusivement, les chercheurs sont invités à proposer des communications qui porteraient sur :

  1. Les pratiques de conservation et de restitution des traces numériques ;
  2. Les conséquences de la dématérialisation des traces de l’activité humaine sur la recherche scientifique en sciences humaines, tant en sciences de l’information et la communication qu’en gestion, histoire, littérature, archéologie… ;
  3. L’impact de la dématérialisation sur la dimension humaine des pratiques professionnelles ;
  4. L’impact, notamment psychologique, de la dématérialisation des productions familiales (photos, écrits, courriers…) ;
  5. Un questionnement quant aux archives personnelles, leur pérennité, leur masse… ;
  6. D’autres approches originales, prospectives…

Les communications dont l’objet principal porterait sur les solutions technologiques au traitement de grandes masses de données ne seront considérées que dans la mesure où elles traiteront leur sujet avec un angle sociétal.

Il appartiendra aux chercheurs présents au colloque de préciser leurs angles d’approche de la trace et leur positionnement épistémologique, lesquels pourront être mis en débat.

Bibliographie

Desmurget M., 2019. La fabrique du crétin digital, Éditions du Seuil, 426 p.
Galinon-Mélénec B., 2013. Des signes-traces à l’Homme-trace. La production et l’interprétation des traces placée dans une perspective anthropologique, Intellectica, 2013/1, 59, p. 94
Krämer S., 2012. Qu’est-ce donc qu’une trace, et quelle est sa fonction épistémologique ? État des lieux. Trivium [en ligne], 10, https://journals.openedition.org/trivium/4171
Le Béchec M., 2010. Territoire et communication politique sur le « web régional breton » (Doctoral dissertation, Université Rennes 2; Université Européenne de Bretagne). https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00551746
Le Béchec M. et Alloing C., 2018. Au-delà des traces numériques visibles, 5e Colloque International Réseaux sociaux, traces numériques et communication électronique, Le Havre, juin 2018
Mericskay B., Noucher M. et Roche S., 2018. Usages des traces numériques et géographie : potentiels heuristiques et enjeux de recherche, in L’Information géographique, Armand Colin, 2018, 2018(2), pp.39-61. halshs-01809615
Mille A., 2013. Traces numériques et construction de sens, in Traces numériques. De la production à l’interprétation, Galinon-Mélénec B. et Zlitni S. (dir), Éditions du CNRS, p. 111-127
Rieder B., 2013. Studying Facebook via data extraction: the Netvizz application”. In WebSci ’13 Proceedings of the 5th Annual ACM Web Science Conference (pp. 346-355). New York: ACM.
Rieder B., 2010. Pratiques informationnelles et analyse des traces numériques : de la représentation à l’intervention », Études de communication [En ligne], 35 | 2010, mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 19 avril 2019.
Serres A., 2002. Quelle(s) problématique(s) de la trace ? sic_00001397


[1] On se contentera de citer à titre d’exemple dramatique la destruction de l’Hortus déliciarum et de nombre d’ouvrages ors du bombardement de Strasbourg par l’armée allemande le 23 août 1870. Mais il faudrait aussi citer les destructions de monuments opérées et l’éparpillement de matériau archéologique par Daesh durant son établissement au Moyen orient. Et, plus près de nous, les dommages causés à la cathédrale Notre Dame de Paris par son incendie accidentel en avril 2019.

[2] La question n’est certes pas résumée aux traces de l’activité humaine. Elle concerne également les traces collectées par les Hommes dans tous les domaines de la science et du vivant. Mais nous centrons le présent appel sur les traces des activités humaines.

[3] https://www.greenit.fr/empreinte-environnementale-du-numerique-mondial/

Coordinateurs du numéro

Christian MARCON
Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication
Laboratoire CEREGE (EA-1722)
IAE – Université de Poitiers

Mona SHEHATA
Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication
Laboratoire CEREGE (EA-1722)
IAE – Université de Poitiers

Directives

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Calendrier du numéro

1 octobre : Soumission des articles
1 novembre : retour des évaluateurs aux auteurs
10 janvier : envoi des articles revus
30 janvier : retour des évaluateurs
15 février : corrections finales par les auteurs
Fin février 2021 : publication