Tracés. Revue de sciences humaines

Instabilités sémantiques

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Réponse attendue pour le 15/10/2021

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Nom de la publication Tracés. Revue de sciences humaines

Coordinateurs

  • Thomas Angeletti
  • Juliette Galonnier
  • Manon Him-Aquilli

Les débats autour du choix des mots, de leur signification, de leur puissance expressive ou de leur graphie occupent une place grandissante au sein de l’espace public. On peut observer, pour ne prendre que quelques exemples, le rôle structurant que certaines expressions, slogans ou hashtags ont pu jouer dans diverses formes de mobilisation politique, de #MeToo à Black Lives Matter. Ces nouveaux mots constituent à la fois des points de ralliement et de structuration des luttes, ainsi que des manières d’instituer discursivement des expériences restées jusqu’alors tues, ou restreintes au cadre privé. Mais ces transformations ne vont pas sans résistances et controverses : il devient dès lors évident que des rapports de force sociaux irriguent nos manières de dire et de faire sens.

De telles controverses métadiscursives, c’est-à-dire prenant le discours comme objet de débat, font partie intégrante de l’usage social du langage. Cependant, si la mise en débat de certaines pratiques discursives n’a rien de nouveau, la conflictualité de ces débats semble de plus en plus visible, avec une circulation accrue des attaques et des contre-attaques qui portent sur les manières de dire et de nommer, voire de transcrire graphiquement l’expérience sociale. C’est à ces instabilités sémantiques et catégorielles ainsi qu’aux controverses auxquelles elles donnent lieu que ce numéro de Tracés souhaite s’intéresser. De fait, il semblerait que les pratiques langagières des acteurs sociaux évoluent fortement en temps de guerre, de révolution ou de bouleversements (Klemperer, 2003 ; Canut et Prieur, 2011 ; Guilhaumou, 2006 ; Pêcheux et Gadet, 1981) et que, plus largement, transformations sociales et pratiques discursives entretiennent des liens étroits (Canut et al., 2018 ; Boutet, 2010 ; Heller, 2002 ; Pêcheux, 1975 ; Foucault, 1975 ; Deleuze et Guattari, 1980 ; Butler, 2004 ; Sewell, 1983 ; Koselleck, 1990 ; sur la fécondité des débats autour du linguistic turn en histoire, voir aussi Topalov, 2008). Cet appel à contribution entend donc susciter des travaux dans l’ensemble des sciences humaines et sociales afin de décrire et d’analyser les controverses présentes et passées que peuvent susciter différentes manières de référer au monde social par le discours.

Il s’agit donc de se focaliser sur ce que révèlent de nos sociétés et des rapports de force qui les traversent les débats qui émergent autour des mots, des expressions, des catégories discursives, des slogans, des formules, des éléments de langage, des tournures syntaxiques ou encore des signes de ponctuation. En considérant le langage et ses usages comme des lieux de dissensus, comme des « agencements collectifs d’énonciation » qui sont toujours déjà traversés par des rapports de pouvoir (Deleuze et Guattari, 1980), on retiendra, en guise de principaux questionnements, les effets sociaux de l’instabilité sémantique, particulièrement significative politiquement, de certains mots ou expressions ; les tentatives visant à neutraliser les conflits de sens ; les stratégies politiques et militantes qui passent par la promotion de certaines manières de nommer ou de dire au détriment de certaines autres, tout autant que les résistances qu’elles génèrent ; et enfin ce que produit la circulation de termes issus du champ scientifique en dehors du monde académique, par exemple dans le champ médiatique ou dans l’espace des mouvements sociaux.

 

Axe 1 : Significations en conflit

De la sociologie à l’analyse du discours, en passant par l’ethnométhodologie et diverses disciplines des sciences humaines, le constat d’une instabilité sémantique du côté du discours semble patent, indiquant l’impossibilité de parvenir à constituer une sémantique purement formelle et la nécessité de prendre en compte les rapports sociaux dans la détermination du sens (Voloshinov, 2010 ; Boutet, 1994 ; Marcellesi et Gardin, 1974 ; Henry, 1977 ; Détrie et al., 2017 ; Fairclough, 1989). De nombreux termes, tels « nation », « émancipation », « progrès », « morale », « intervention », « système », « responsabilité », « laïcité », « révolution » (Baker, 2018), etc. charrient en effet avec eux un ensemble de significations contestées qu’il s’agit de mettre en perspective.

On observe notamment que cette instabilité sémantique fondamentale suscite, selon les périodes, plus ou moins de polémiques et de controverses, plus ou moins de difficultés pour s’entendre collectivement sur le sens de certains mots. Le rôle des institutions, en tant qu’instances qui « disent ce qu’il en est de ce qui est » (Boltanski, 2009, p. 117), se trouve dès lors mis à mal, tant les moments réflexifs se multiplient, des acteurs et des actrices pointant explicitement et de plus en plus souvent une production sociale du sens perçue comme problématique : en d’autres mots, le pouvoir sémantique des institutions (Douglas, 1999 ; Abélès, 1999) est largement contesté (Searle, 1998). En parallèle, ce sont les objets spécifiques à l’ordre du discours (Foucault, 1971) – comme les « formations discursives » – qui sont affectées d’instabilité : que l’on décèle en elles des transformations (Foucault, 1969) ou des antagonismes (Pêcheux, 1975), une incertitude sur le sens s’installe dans les périodes historiques marquées par l’émergence de nouvelles formes de « subjectivation » (Foucault, 1982) ou plus classiquement par une intensification de la « lutte idéologique » (Pêcheux, 1975). Du côté de l’analyse de discours d’inspiration ethnométhodologique (Jalbert, 1999 ; Bovet, Gonzalez-Martinez et Malbois, 2014 ; Barthélémy, 2015 ; Fradin, Quéré et Widmer, 1994), il est plutôt question de suivre aussi finement que possible les opérations de (re-)catégorisation opérées par les acteurs et actrices à même les situations dans lesquelles ils et elles sont embarqués.

Aujourd’hui comme hier, le fonctionnement du champ politique favorise – et est favorisé par – une intense activité de communication impliquant des processus de réinvestissement du sens de mots chargés d’une mémoire politique contestataire (Rodgers, 1998 ; Alduy, 2017 ; Mayaffre, 2021). Ces évolutions peuvent être l’objet de stratégies de communication consistant à reprendre des mots et expressions longtemps marqués par certaines traditions politiques afin d’en modifier les connotations et les effets de sens. Le terme de « peuple », comme cela a été régulièrement noté (Bourdieu, 1988 ; Bras, 2018), est à ce titre particulièrement évocateur, mais on pourrait également mentionner ceux d’ « intégration » (Vadot, 2016), de « luttes » (Pêcheux et Wesselius, 1973), d’« antiraciste » (Picot, 2016), de « droits-de-l’hommiste » (Lacroix et Pranchère, 2016), de « conflit israélo-palestinien » (Jalbert, 1999), de « populisme » (Tarragoni, 2019), etc. Ce sont aussi certaines formules figées (Krieg-Planque, 2009) qui sont susceptibles de subir des transformations de sens au cours d’une période historique, ainsi les variations du slogan « Du pain et X » permettent de lire les étapes et conflits de la période révolutionnaire (Guilhaumou et Maldidier, 1984). On pense également aux travaux sur les opérations de retournement du stigmate telles qu’analysées par Judith Butler (2004) : il est courant en effet que des catégories injurieuses soient volontairement réemployées par les personnes qu’elles visent à des fins de lutte politique, ou de distinction artistique et littéraire (on peut penser au terme d’« impressionnisme », qui était initialement une moquerie).

L’instabilité sémantique ne porte pas uniquement sur des enjeux de vocabulaire et de lexique mais également sur des phénomènes énonciatifs parfois plus subtils, liés à des associations de mots et des compositions syntaxiques. On pense par exemple à certaines opérations morpho-syntaxiques comme les relativisations dont un exemple peut être le célèbre discours de Dakar de Nicolas Sarkozy incluant la formule suivante « L’homme noir qui n’est pas encore entré dans l’histoire » (Krieg-Planque, 2012). On peut penser à d’autres opérations comme les nominalisations, qui rendent difficilement contestable le processus ainsi nominalisé, « le développement de la démocratie dans le parti » (Sériot, 1986) posant ce développement comme une évidence, ou encore les structures concessives, de type certes x mais y, il est vrai que x mais y, etc. (Sitri et Garnier, 2003) qui convoquent un implicite du sens qui produit des effets sociaux et politiques subtils mais néanmoins importants.

Dans une perspective ouverte par l’histoire conceptuelle (Koselleck, 1990), des contributions pourraient donc pertinemment suivre la trajectoire de certains termes, formules (Leconte, Strudel, Jacquet-Vaillant, 2021), patrons syntaxiques clés du discours contemporain (ou passé), en décrivant par exemple leurs circulations au sein des champs politiques, médiatiques, militants, juridiques, etc. La question des enjeux politiques de la traduction pourra aussi être soulevée, à la lumière des réinvestissements et malentendus dont elle peut faire l’objet dans les périodes de grand bouleversement politique (Pêcheux et Gadet, 1981) ou de mobilisations sociales en cours.

On pourra étudier, enfin, les tentatives de clarification ou de fixation du sens des mots par certains acteurs : qui se pose comme locuteur légitime à définir le(s) sens d’un mot, selon quels critères et avec quelles conséquences pour qui ? Les contributions pourront notamment explorer la manière dont se clôturent les controverses autour de l’usage d’un mot ou d’une expression : qui a le pouvoir d’arrêter, après un moment d’ébullition métadiscursive, le sens d’un terme ? Qui peut ainsi fixer la relation entre état de choses et formes symboliques ? Comment caractériser les pouvoirs des instances susceptibles d’édicter le dicible et l’indicible (Butler, 2004 ; Rancière, 1995) ? Les tentatives de reprise en main de ces débats pourront faire l’objet d’études, comme les arrangements institutionnels visant à orienter le sens des mots, qu’ils soient politiques, scientifiques ou encore juridiques. Plus largement, quels acteurs et quelles professions sont amenés à refermer de telles controverses ? En France, le Conseil supérieur de la langue française, créé en 1989, a par exemple été le témoin d’une séquence historique marquée par l’investissement de linguistes dans les instances d’État (Dubois, 2006). Mais bien d’autres contextes nationaux pourraient faire l’objet de contributions.

Axe 2 : Éléments de langage et neutralisation des conflits de sens

De tels réagencements dans l’ordre du discours peuvent aussi faire l’objet de stratégies de communication politique délibérément orientées vers la neutralisation du conflit : on pourrait à ce titre étudier comment des professionnels de la communication travaillent, dans les partis politiques, les think tanks et même dans les institutions d’État, à peser sur les effets de sens de certains termes. La formation, les manières de travailler, le rapport au langage de tels agents de la transformation sémantique, tout autant que leur rôle dans la construction, souvent également médiatique, des problèmes publics pourra être examiné (Gusfield, 2009 ; Céfaï, Terzi, 2012). On pourra par exemple se poser la question de la cohérence entre ce qui est fait et ce qui est dit de ce qui est fait : que se passe-t-il lorsque l’on prononce des formules toutes prêtes telles que « la santé est un bien commun » et que l’on prend simultanément des mesures politiques allant à leur encontre ? Cette communication politique mettant au travail la fonction référentielle du langage peut aussi favoriser l’émergence de manières de dire suggestives, qui permettent de remporter le soutien d’une partie de l’électorat sans soulever l’indignation de l’opposition, comme cela a été analysé dans le déploiement de la parole raciste aux États-Unis au moyen du concept de « dog whistle » ou langage codé (Haney-Lopez, 2015).

On pourra également s’intéresser à la « langue de bois » (Fiala, Pineira, Sériot, 1989 ; Krieg-Planque, 2015) que déploient certains acteurs politiques tout autant qu’à la « novlangue » ou « langue de coton » (Huyghe, 2020) qui caractérise certaines institutions, notamment les organisations internationales (Rist, 2002) – le choix des mots et des formules censés refléter le « consensus » (Monte et Oger, 2015), la « neutralité » ou le « langage commun » (Mariscal, 2016) produisant une dépolitisation des enjeux abordés (Siroux, 2008). Une réflexion quant au travail sur le langage mis en place dans une logique managériale (Vandevelde-Rougale, 2017) et plus largement néolibérale aurait ici toute sa place, que cette réflexion émane du champ scientifique, de la critique sociale ou de la littérature (Hazan, 2006 ; Guilbert, 2011 ; Grenouillet et Vuillermot-Febvet, 2015 ; Guilbert, Lebaron, Ricardo, 2019 ; Lucbert, 2020).

On pourrait enfin s’intéresser aux techniques de communication de l’industrie de l’agro-alimentaire ou du tabac visant à mobiliser études et travaux scientifiques à l’appui de leurs intérêts (Girel, 2017) : des enquêtes portant sur le caractère méthodique et réflexif des stratégies langagières en communication politique ou d’entreprise sont donc ici particulièrement attendues. Comment rendre compte scientifiquement de tels enjeux de communication politique liés à la représentation discursive du monde ? Et comment en mesurer les effets politiques ?

Axe 3 : Lutter par le langage

Simultanément aux stratégies de communication politique élaborées au sein des champs politiques, économiques voire médiatiques, on observe que les pratiques discursives constituent aussi un moyen d’action pour les mouvements sociaux (Mathieu, 2012 ; Him-Aquilli et Veniard, 2021). Ainsi, en considérant les pratiques discursives comme des arènes mais aussi des outils de l’action politique, on pourra s’intéresser aux activités militantes visant à agir par et sur le langage à travers la construction de néologismes et de formes langagières (sur l’exemple du rap français, voir Pecqueux, 2007). Il s’agira d’être attentif aux discussions, controverses et résistances qu’elles suscitent. Comment saisir le surgissement de nouveaux « jeux de langage » et le « différend » auquel ils donnent lieu (Lyotard, 1983) ? Comment rendre compte des enjeux politiques de la « mésentente » qui peut survenir lorsqu’une parole entend bouleverser le partage du sensible et introduire un déplacement dans ce qui est dicible et visible à l’intérieur d’une société donnée (Rancière, 1995) ?

Armés de la conviction qu’« agir sur la langue, c’est agir sur le monde », les mouvements féministes investissent par exemple d’une valeur politique singulière l’usage des formes langagières, et ce en intervenant à différents niveaux de la description linguistique (discours, lexique, syntaxe, morphologie) : ils apparaissent alors comme un lieu d’analyse particulièrement intéressant et actuel (Abbou, 2020). Ces mouvements travaillent le lexique et œuvrent à l’apparition de nouveaux mots pour dire, nommer et donner du sens à des réalités sociales jusqu’alors tues. Ils nous rappellent alors que nommer revient toujours à construire un point de vue sur l’objet nommé et un positionnement vis-à-vis des autres manières de dire en circulation dans un espace social donné (Siblot, 1998), ce que l’exemple du terme de « féminicide », qui a gagné en consistance depuis quelques années, et qui s’oppose délibérément à d’autres termes utilisés par les médias ou par le droit, tel celui de « crime passionnel » (Russel et Harmes, 2001), met bien en évidence. Il s’agit bien ici de recatégoriser des actes précis pour les construire en tant que fait social. Le hashtag MeToo – et les différents hashtags qui l’ont suivi – fournit un autre exemple d’investissement politique de l’usage de la parole, en proposant non plus un travail de catégorisation lexicale mais en se saisissant d’un dispositif techno-langagier (Paveau, 2017 ; Pahud et Paveau, 2017 ; Husson, 2017), Twitter, pour rendre publics des récits et des témoignages individuels dont l’accumulation et la mise en relation par les technologies numériques finit par rendre évidente leur dimension collective et structurelle.

Outre le lexique et le discours, on observe que des controverses, ouvertes par une partie du mouvement féministe et fortement chargées d’enjeux militants et politiques, prennent pour objet des questions de morphologie (comme l’usage des pronoms « iel », « celleux » etc. ou de substantifs doublement marqués du point de vue du genre comme « auditeurices ») – ces interventions différant toutefois fortement d’une langue à l’autre. L’action sur le langage peut enfin s’appuyer sur des interventions graphiques, comme en témoigne par exemple l’usage du point médian ou du tiret dans l’écriture inclusive en français (Abbou, 2017), ou cette tentative récente de créer un alphabet non-genré[1]. Néanmoins, le caractère différentiel des marques linguistiques reconduisant une binarité de genre peut continuer de faire problème pour des personnes qui ne se reconnaissent ni dans une identité de genre ni dans une autre – ce qui ne manque pas de désorganiser et recomposer les fronts de la controverse (Loison-Leruste, Perrier, Noûs, 2020), comme le souligne très justement dans sa préface le collectif de traduction et d’édition du roman Stone Butch Blues (2019).

Nous sollicitons également des contributions sur d’autres mobilisations collectives qui peuvent produire une réflexion métalinguistique sur les enjeux politiques de l’intervention langagière, que celle-ci passe par l’élaboration de nouveaux termes, slogans et manières de dire, ou parfois aussi par le bannissement de certains termes. On peut penser aux mouvements des sans-papiers (Fassin, 1996 ; Garcia, 2013), aux mouvements antiracistes (Collectif Piment, 2020), aux gilets jaunes (Canut, 2019), aux révolutions arabes (Guellouz, 2015), aux mouvements écologiques, mais aussi aux climatosceptiques qui agissent délibérément sur certaines expressions pour faire avancer leurs arguments (parler de climate change plutôt que de global warming, etc.). On pourra s’intéresser à l’efficacité de ces perturbations ou subversions linguistiques, à leur réception (Benford et Snow, 2000), à leur capacité à façonner de nouveaux publics et à leur réappropriation par des acteurs différents. On pourra également s’intéresser aux limites de ces tentatives de transformation du monde social par l’action sur le langage, qui ne se matérialisent pas toujours par des changements structuraux.

On pourrait également se pencher sur le lancement, à coup de grandes campagnes de communication, d’expressions polémiques visant stratégiquement à orienter les débats médiatiques et politiques sur des questions métalinguistiques. L’exemple récent du terme « islamo-gauchisme », qui se distingue par la combinaison de vocables religieux et politiques, en est une illustration particulièrement éloquente, tout comme des exemples passés tels « judéo-bolchevisme » ou « catto-communismo » en Italie. Nous noterons cependant que bien des termes sont ainsi apparus pendant un temps dans l’espace public, générant une controverse avant de disparaître progressivement, et parfois même brutalement. On attend ici des contributions empiriques suivant la promotion de telles expressions, dans le contexte francophone comme dans d’autres espaces géographiques, dans la période contemporaine comme dans des époques passées. De telles analyses pourraient étudier à la fois la genèse et le parcours de tels mots, mais également l’engagement actif d’acteurs sociaux dans un travail définitoire, et enfin la fonction stratégique et politique de telles « paniques morales métalinguistiques ».

L’intensité et l’ampleur des réactions que de telles pratiques langagières suscitent au sein d’espaces sociaux variés, aussi bien médiatiques, politiques, militants, artistiques ou scientifiques, sont au cœur des interrogations de ce numéro. Il s’agirait ici de comprendre d’où viennent et ce que nous disent les passions qui animent ainsi les participant-es à ces débats sur ce qui est en jeu socialement et politiquement. Dans la mesure où ces controverses peuvent être investies par des acteurs d’espaces variés, la manière dont elles débordent parfois leur lieu initial d’énonciation et emportent l’espace public pourrait faire l’objet d’une attention particulière. Linguistique, sociologie, science politique, histoire, anthropologie, analyse du discours, ethnométhodologie, analyse de conversation, psychanalyse, peuvent être convoquées ici pour éclairer les raisons des différentes actrices et acteurs engagé-e-s dans ces controverses. Toutes les aires géographiques, mouvements politiques et périodes historiques pourront être considérées dans cet examen des enjeux sémantiques et discursifs caractéristiques de l’activité politique et militante.

On pourrait également interroger comment l’introduction de nouveaux termes ou expressions dans le langage commun sont perçus et dénoncés comme une altération de « la » langue en tant que telle. Un enjeu ici est notamment de parvenir à caractériser la forme des polémiques et des controverses quand elles ont trait en premier lieu au langage, et ce que révèlent de telles résistances au changement linguistique. L’importance de la temporalité et du rythme dans le changement linguistique pourrait ici être interrogée : dans quelle mesure ces oppositions témoignent-elles de transformations perçues comme trop rapides ou trop abruptes ? Réciproquement, les promoteurs de néologismes s’insurgent-ils contre l’inertie de nos formes langagières ? L’étude de tels débats pourrait dès lors être envisagée dans le temps court de la controverse, mais aussi dans le temps plus long des dynamiques complexes de transformation, en mobilisant dans certains cas des logiciels d’aide au traitement de ce type de corpus (voir notamment Chateauraynaud, 2003).

Axe 4 : Les chercheur-ses et leur langage

Ces phénomènes de production sociale du sens ne vont pas, finalement, sans interroger la pratique des chercheur-ses en sciences humaines et sociales, dans la mesure où une partie importante de leur travail vise justement à définir des concepts, parfois en créant de nouveaux mots et parfois en reprenant des mots ou expressions déjà bien en usage dans la société. Plutôt que d’évaluer normativement ce que cette circulation entre champ académique et champ social global génère, ou de s’en tenir au seul « effet de théorie », on souhaite ici prendre toute la mesure de ce que fait à la pratique de la recherche en sciences humaines et sociales la circulation de ses concepts et de ses manières de dire.

Ainsi du concept de lanceur d’alerte, forgé en sociologie dans le cadre d’enquêtes sur les alertes et les risques (Chateauraynaud et Torny, 2000), et qui se retrouve propulsé sur la scène juridique et publique au gré des scandales des années 2000 et 2010 (Chateauraynaud, 2020). Qu’est-ce que cette circulation fait à l’usage que l’on peut faire d’un tel concept, une fois effective sa reconnaissance dans l’espace public, et que lui arrive-t-il au gré de cette circulation ? On pourrait également penser, dans l’effervescence actuelle, aux concepts de race (Bonnafous, Herzberg, Israël, 1992 ; Bessone, 2013 ; Devriendt, Monte, Sandré, 2018 ; Mazouz, 2020) et d’intersectionnalité (Crenshaw, 1991 ; Mazouz et Lépinard, 2021), ou bien encore à celui de charge mentale (Haicault, 1984), dont les réappropriations dans des espaces militants en modifient nécessairement le sens en en transformant les usages. La circulation internationale des concepts est une autre dimension qui mérite d’être travaillée en tant que telle, en interrogeant ce qu’une telle importation d’un espace sociodiscursif à un autre implique (Bourdieu, 2002 ; Cassin, 2004). À rebours, la réflexion épistémologique souligne à quel point le scientifique est aux prises avec son environnement historique et idéologique lorsqu’il tente de contrôler le sens des termes qu’il emploie (Bachelard, 1938 ; Althusser, 1965 ; Bourdieu, 2001 ; Haraway, 1988).

Ces éléments nous rappellent combien, pas plus pour les chercheur-ses que pour n’importe qui, la relation que l’on entretient avec les mots n’est pas une relation de propriété : ces derniers sont amenés, en tous cas pour certains, à circuler entre des espaces professionnels, militants, artistiques, politiques variés. Cet appel entend ainsi réunir des contributions qui interrogent les effets que produit une telle circulation de mots appartenant initialement au registre académique, à partir d’enquêtes suivant précisément la trajectoire de certains concepts dans des espaces diversifiés, ou bien de retours d’expériences de chercheur-ses ayant vu leurs concepts circuler, soit qu’ils s’en sentent dépossédés, soit qu’une telle circulation en ait enrichi le sens initial.

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Modalités de soumission

L’appel à contribution a valeur de cadrage et permet la sélection des contributions en fonction de leur pertinence par rapport au thème et aux enjeux du numéro. Il a, en outre, vocation à suggérer aux rédacteurs potentiels quelques pistes générales de réflexion.

Articles

Les articles représentent des contributions originales à la recherche, qui suivent les normes habituelles de la production scientifique. Ils doivent tous se positionner par rapport à l’appel à contributions.

Différents types d’approches sont possibles, permettant de diversifier la manière d’aborder la thématique : nous accueillons tant des articles à vocation essentiellement théorique, que des contributions fondées sur des recherches empiriques, où les enjeux méthodologiques seront précisés et discutés.

Tracés étant une revue interdisciplinaire, les articles doivent pouvoir être compréhensibles et pertinents pour des lecteurs et des lectrices non spécialistes ; ils peuvent également faire appel à des méthodes et des références de plusieurs disciplines, ou interroger les présupposés ou les outils empiriques et théoriques d’une discipline à partir du point de vue d’une autre discipline.

Les articles soumis ne peuvent excéder 40 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Notes

Nous publions des notes critiques qui présentent un ensemble de travaux (éventuellement un ouvrage en particulier), une controverse scientifique, ou l’état d’une question actuelle. Elles doivent dans tous les cas se rattacher explicitement à la thématique du numéro et permettre d’éclairer des orientations de recherche ou des débats inhérents à cette dernière, notamment pour des lecteurs et des lectrices non spécialistes des disciplines concernées.

Les notes soumises ne peuvent excéder 25 000 signes (espaces, notes, et bibliographie incluses).

Entretiens

Des entretiens avec des chercheurs, chercheuses ou d’autres expert-e-s des questions étudiées sont également publiés dans chaque numéro. Les contributeurs et les contributrices qui souhaiteraient en réaliser sont invité-e-s à prendre contact directement avec le comité de rédaction (redactraces@groupes.renater.fr).

Traductions

Les traductions sont l’occasion de mettre à la disposition du public des textes peu ou pas connus en France et qui constituent un apport capital à la question traitée. Il doit s’agir d’une traduction originale. Le choix du texte devra se faire en accord avec le comité de rédaction et les questions de droits devront être réglées en amont de la publication.

Il est donc demandé aux contributeurs et aux contributrices de bien préciser pour quelle rubrique l’article est proposé. La soumission d’articles en anglais est également possible, mais si l’article venait à être retenu pour la publication, sa traduction nécessaire en français demeure à la charge de l’auteur ou de l’autrice.

Procédure

Les auteurs et autrices devront envoyer leur contribution (article complet) pour le 15 octobre 2021. Celle-ci sera envoyée à la rédaction de Tracés (soumission-articles.traces@groupes.renater.fr).

Si elles ou ils le jugent utile, les auteurs et autrices peuvent adresser dès qu’ils le souhaitent un résumé (en indiquant le titre de leur contribution, la rubrique dans laquelle ils le proposent, ainsi qu’un bref résumé du propos) au comité de rédaction de Tracés (par courrier électronique à la même adresse) pour leur faire part de leur intention de soumettre un article.

Chaque article est lu est par un-e membre du comité de rédaction et par deux évaluateurs et évaluatrices extérieur-e-s. Nous maintenons l’anonymat des lecteurs et lectrices et des auteurs et autrices. À l’aide de ces rapports de lecture, le comité de rédaction de Tracés rend un avis sur la publication et décide des modifications à demander aux auteur-e-s afin de pouvoir publier l’article.

Dans le cas de propositions trop éloignées de l’appel à contribution ou des exigences scientifiques de la revue, le comité de rédaction se réserve le droit de rendre un avis négatif sur la publication sans faire appel à une évaluation extérieure. Hormis ces exceptions, une réponse motivée et argumentée est transmise aux auteur-e-s suite à la délibération du comité de lecture.

Nous demandons aux contributeurs et contributrices de tenir compte des recommandations en matière de présentation indiquées sur notre site.

Les articles envoyés à la revue Tracés doivent être des articles originaux. L’auteur ou l’autrice s’engage à réserver l’exclusivité de sa proposition à Tracés jusqu’à ce que l’avis du comité de lecture soit rendu. Elle ou il s’engage également à ne pas retirer son article une fois que la publication a été acceptée et que l’article a été retravaillé en fonction des commentaires des lecteurs et lectrices.

NB : L’insertion d’images et de supports iconographiques en noir et blanc et en couleurs est possible en nombre limité (Précisez-le dans votre déclaration d’intention). Celles-ci doivent être livrées libres de droit (sauf exception, la revue ne prend pas en charge les droits de reproduction) ; elles limitent le nombre de signes à hauteur de 2500 signes par image pleine page, et de 1500 signes par image demi-format. Pour des projets spécifiques, il est possible de faire établir un devis pour un cahier hors-texte.

[1] https://www.tdg.ch/un-genevois-cree-la-premiere-typo-inclusive-168461901432

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