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Objets connectés : enjeux technologiques, enjeux de société

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Réponse attendue pour le 20/12/2020

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Depuis quelques années, les cabinets d’étude et acteurs concernés ne cessent d’annoncer un fort essor des objets connectés. Avec un marché mondial dépassant 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2017, les prévisions pour les années à venir annonçaient une croissance exponentielle menant à un total de 50 milliards d’objets connectés pour 2020. Nous y sommes, alors que la vision technologique dominante demeure marquée par l’internet des Objets (IoT) et le passage à la 5G pour la téléphonie mobile. Ces nouveaux objets, qui permettent de capter, d’analyser et de visualiser des données, le plus souvent en temps réel, s’insèrent rapidement dans tous les domaines de la vie quotidienne (Saleh, 2017) sous la forme d’écosystèmes dynamiques et interactifs. On retrouve leurs applications dans de nombreux domaines : d’abord en termes d’utilisation personnelle dans la santé, le bien-être, le sport et l’habitat (smart home) (Boudellal, 2014) ; mais également dans les infrastructures collectives dans les bâtiments (smart building), les réseaux d’énergie (smart grids) avec les compteurs dits intelligents (eau, gaz, électricité), les transports et plus largement les Villes dites connectées (smart cities) (Peyroux, 2019). Pourtant, si les recherches et discours d’accompagnement soulignent que ces nouveaux objets connectés, en permettant la supervision (monitoring) des activités humaines, représentent une véritable opportunité, par exemple pour la régulation et la surveillance en santé (Swan, 2012, 2013) dans le cadre du suivi des maladies chroniques (diabète, insuffisance cardiaque, etc.) (Simon, 2017) ; ou encore pour la gestion des consommations d’énergie avec le déploiement de compteurs électriques « intelligents » (Eghuol, 2019), leurs usages restent controversés et les enjeux sociaux, éthiques, politiques et économiques soulevés par ces nouveaux objets restent encore trop peu abordés (Simon, 2017).

Les objets connectés donnent lieu tout d’abord à des questions de sécurité liées à la protection des données et de la vie privée (Weber, 2010), toutes deux importantes en ce qui concerne la confiance et l’appropriation de ces nouveaux outils numériques (Chouk et Mani, 2016). Si en Europe, le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) entré en vigueur en 2018 a permis de renforcer la protection des données par la mise en place de principes d’intégrité et de confidentialité, et en réduisant la captation des données à leurs seules finalités d’usage, en revanche, au niveau international, comme le soulignait l’UNESCO en 2013 dans son étude mondiale sur le respect de la vie privée sur Internet, il existe encore des discordances des cadres juridiques entre compétences nationales et internationales quinécessitent un rééquilibrage tant il est difficile de maitriser les flux d’informations générés par ces objets (Szoniecky & Toumia 2018). Au niveau technique, les défis concernent les infrastructures, les protocoles et les standards pour l’interopérabilité, les normes métrologiques, et la transparence des algorithmes, en particulier pour les objets connectés destinés au grand public, qui sont parfois déployés sans véritable évaluation et concertation entre professionnels, industriels et usagers (Simon, 2017). Leurs usages nous renvoient également au problème de la fracture numérique. L’accès à ces technologies reste encore coûteux tant pour les usagers que pour les entreprises et les organisations, pour qui le prix d’entrée sur le marché nécessite des investissements importants à long terme, avec des retours incertains. On peut aussi souligner que la crise récente liée à la pandémie de Covid-19, avec l’émergence d’applications telles que StopCovid développée en France, interroge également sur les possibilités de surveillance et de traçage généralisés des comportements de santé via des dispositifs connectés.

Pour autant, sur le plan des usages, la question du couplage « humain-machine » (Simondon, 1958) automatisé entre le corps physique, les objets et les données numériques (Boullier, 2016) se réduit encore trop souvent à des problématiques de design et d’ergonomie, alors que les dispositifs connectés ne s’avèrent pas neutres. En tant qu’objets info-communicationnels, ils modifient nos modes d’interaction avec les objets (Hoffman et Novak, 2015), avec les individus et les entités collectives (organisations, administrations, forces, parties prenantes), tout en intensifiant les rapports réflexifs à soi-même (Pharabod, 2013 ; Arruabarrena, 2016). Le caractère interventionnel (Cambo, 2016) ainsi que leurs effets info-communicationnels de rétroactions automatisées sur l’individu ne sont pas non plus questionnés (Arruabarrena, 2016). Pourtant, certaines recherches dans le domaine de la santé auprès des usagers, ont bien montré que si les objets connectés pouvaient être considérés comme bénéfiques dans des contextes particuliers pour les maladies chroniques par exemple (Del Río Carral et al., 2016), ils pouvaient également être ressentis comme intrusifs au quotidien et se traduire par des abandons, voire des rejets, dont les raisons restent par ailleurs très peu étudiées.

Cette problématique glisse ainsi des usages aux pratiques, tout en renvoyant à celle de la conception des dispositifs des objets connectés, qui aujourd’hui est essentiellement fondée sur des approches comportementales, telles que la toute neuve science de la « captologie », le design persuasif (Fogg, 2002) ou encore celle du « Nudge » (incitation, selon le principe du coup de pouce) (Thaler et Sunstein, 2009). Celles-ci s’appuient sur les biais cognitifs humains et sur les ressorts de la psychologie sociale et cognitive pour agir directement sur les comportements des individus. Initialement utilisées pour élaborer des stratégies d’influence dans les domaines de la communication digitale et du marketing, ces méthodes, qui s’inscrivent dans le développement de l’économie comportementale, sont en train de s’instituer comme nouveau paradigme de l’action publique permettant d’orienter les choix des citoyens (Serra, 2017 ; Bergeron et Dubuisson-Quellier, 2016). Ce primat ou « biais comportementaliste » tend à s’imposer dans de nombreux pays (Bergeron, 2018), que ce soit dans le domaine de l’écologie (Bastien, 2012) ou dans celui de la santé (Letho, 2012). Dans le numérique en santé et du sport par exemple, ces stratégies peuvent prendre des formes inattendues, par exemple, avec les systèmes de ludification (gamification) que l’on retrouve dans les traceurs d’activité́ de type « Nike+ » ou « Fitbit » (Whiston, 2013), conçus pour orienter la gestion des pratiques de santé par le jeu et influencer de manière « douce et ludique » l’acceptation de nouveaux comportements. Si ces méthodes de design peuvent être pertinentes dans certains cas, elles présentent le risque que leur caractère prescriptif réduise l’humain à ses comportements cognitifs et transforme le citoyen en simple consommateur (Morozov, 2012), déplaçant de fait la responsabilité collective vers celle de l’individu devenu seul responsable de ses comportements en santé comme en écologie (Del Río Carral et al., 2016). En ce sens, les objets connectés interrogent l’instrumentalisation des comportements individuels comme forme contemporaine de biopouvoir (Lupton, 2016) instituant « un gouvernement des comportements ». Inversement, sous l’allure de gadgets plus ou moins attractifs, symboliques ou commodes, ils peuvent fournir de nouvelles capacités d’agir, modifiant les rapports d’interdépendance : entre parents et enfants ; entre dirigeants et salariés ; et même entre partenaires amoureux, aussi bien par leurs pouvoirs de géolocalisation, de traçage et sécurisation que de stimulations.

Autant qu’ils les manifestent, incarnent et suscitent, les objets connectés soulèvent donc à la fois des enjeux technologiques et sociétaux importants dans la construction de la « société numérique » de demain, notamment en raison de leur généralisation annoncée et programmée. Face à ces enjeux, il est essentiel aujourd’hui d’identifier les opportunités et les limites des objets connectés, de même qu’il apparaît nécessaire de clarifier les fonctions de ces nouveaux objets dans leurs usages (Arruabarrena, 2016), leur pouvoir d’agir (Szoniecky 2018), leur conception et leur évaluation, en lien avec les infrastructures qui les supportent.

Cet appel à contribution a pour objectif d’inviter à s’interroger sur les défis et problématiques que posent les objets connectés, qui semblent faire office de nouvelle vague technologique. Les réflexions attendues développeront des points de vue originaux et critiques sur le développement des technologies connectées et sur leurs implications pour les individus et les sociétés, dans des domaines aussi variés que la santé, l’écologie, le travail, l’éducation, les loisirs, la culture, l’habitat, la logistique, les transports, l’énergie, etc.

Les axes pourront porter sur les thèmes suivants sans forcément s’y limiter :

  • Les enjeux de société (d’ordre politique, économique, juridique, sociotechnique, épistémologique, etc.) ; incluant les problématiques fondamentales de la « transformation numérique » de la société
  • Les usages et pratiques (études d’usage empiriques sur des cas d’applications, modélisation des usages, retour d’expérience, analyses de terrains…)
  • La conception (design) de dispositifs « objets connectés » (objet-application- plateforme de données) avec des propositions de modèles théoriques de conception, y compris selon les nouvelles méthodes de co-conception entre concepteurs et usagers
  • Les méthodes d’évaluation (sociologiques, psychologiques, métrologiques, ergonomiques, etc.) sur les usages d’objets connectés.

Une attention particulière sera donnée aux propositions concernant les questions éthiques en lien avec les objets connectés.

 

Directives aux auteur.e.s

Les contributions doivent être soumises en français et être anonymisées. Les textes doivent comprendre entre 40 000 et 50 000 caractères espaces compris et suivre le modèle APA pour la présentation bibliographique, tel que présenté par l’Université de Montréal : http://guides.bib.umontreal.ca/disciplines/20-Citer-selon-les-normes-de-l-APA (voir en particulier les rubriques « Dans le texte » et « En bibliographie »). Les auteur.e.s sont invités à respecter les consignes de la revue concernant la mise en forme du texte (consignes disponibles sur le site de la revue, à la page http://ticetsociete.revues.org/90).

Les manuscrits feront l’objet de deux évaluations selon la procédure d’évaluation à l’aveugle. La date limite de soumission des articles (voir consignes aux auteurs http://ticetsociete.revues.org/) est fixée au 20 décembre 2020.

Les propositions d’articles doivent être envoyées à l’attention de Béatrice Arruabarrena à l’adresse suivante : beatrice.arruabarrena@lecnam.net

Il est également possible de proposer en tout temps des textes hors thème. Ceux-ci sont aussi évalués selon la procédure d’évaluation en double aveugle et publiés dans la rubrique « Varia » ou conservés pour un prochain numéro thématique. Merci, dans ce cas, d’envoyer vos textes à l’adresse suivante : ticetsociete@revues.org

Bibliographie

Arruabarrena, B. (2016). Le Soi augmenté : les pratiques numériques de quantification de soi comme dispositif de médiation pour l’action (Thèse de doctorat). Paris : CNAM.

Bastien, J. M. C. (2012). Réchauffement climatique : les contributions possibles de la psychologie ergonomique et de l’interaction humain-machine à la réduction de la consommation d’énergie. Le travail humain, 75(3), 329-348.

Bergeron, H., Boubal, C. et Castel, P. (2016). Sciences du comportement et gouvernement des conduites : La diffusion du marketing social dans la lutte contre l’obésité. Dans S. Dubuisson- Quellier (dir.), Gouverner les conduites (p. 157-192). Paris : Presses de Sciences Po.

Bergeron, H., Castel, P. et Dubuisson-Quellier, S. (2018). Le biais comportementaliste. Presses de Sciences Po.

Boudellal, M. (2014). Smart home : habitat connecté, installations domotiques et multimédia. Dunod.

Boullier, D. (2016). Sociologie du numérique. Paris : Armand Colin.

Cambon, L. (2016). Le nudge en prévention… troisième voie ou sortie de route ? Santé Publique, 28, 43-48.

Chouk I. et Mani Z. (2016). Les objets connectés peuvent-ils susciter une résistance de la part des consommateurs ? Une étude netnographique. Décisions Marketing, 84, 19-41.

Del Río Carral, M., et al. (2016). Les objets connectés et applications de santé : étude exploratoire des perceptions, usages (ou non) et contextes d’usage. Pratiques psychologiques, 23(1), 61-77

Elghoul, R., & Jelassi, K. (2019). Le compteur intelligent : Vecteur de transformation pour la maitrise d’énergie.

Fogg, B. J. (2002). Persuasive technology : using computers to change what we think and do. Ubiquity, 2002(December), 5.

Hoffman D. L. et Novak T. P. (2015). Emergent experience and the connected consumer in the smart home assemblage and the internet of things, Center for the Connected Consumer.

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Lupton, D. (2016). The Quantified Self. Wiley.

Peyroux, E., & Ninot, O. (2019). De la « smart city » au numérique généralisé : la géographie urbaine au défi du tournant numérique. L’information géographique, 83(2), 40-57.

Pharabod, A. S., Nikolski, V. et Granjon, F. (2013). La mise en chiffre de soi. Réseaux, 1, 97-129.

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Simondon, G. (1958) (1989). Du mode d’existence des objets techniques. Aubier Philosophie.

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Szoniecky, S., Toumia, A., (2018). Prétopologie et protection de la vie privée dans l’Internet des Objets. Internet des objets 2. https://doi.org/10.21494/ISTE.OP.2018.0227

Szoniecky, S., (2018). Blockchain et intelligence collective pour le design des connaissances de l’internet des objets : modélisation du pouvoir d’agir des objets connectés.Dans Proceedings of the 1st International Conference on Digital Tools & Uses Congress, DTUC ’18. ACM, MSH Paris Nord, pp. 16:1–16:6. https://doi.org/10.1145/3240117.3240137

Thaler, R. H. et Sunstein, C. R. (2009). Nudge : Improving decisions about health, wealth, and happiness. Penguin.

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Whitson, J. R. (2013). Gaming the quantified self. Surveillance & Society,11(1/2), 163.

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