Revue Proteus

L’art du mensonge : propagande et désinformation

Réponse attendue pour le 31/03/2021

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Au cours des quinze dernières années, avec l’explosion des médias en ligne et des réseaux sociaux, la quantité de sources d’information frauduleuse a cru de manière considérable, et on observe un déluge grandissant de propagande et de désinformation sur Internet.

En 2010, les expériences en désinformation du Kremlin sur la population d’Ukraine ont mené à l’élection d’un pion de Vladimir Poutine. En 2016, le résultat du référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump ont signalé à tous les autocrates de la planète que les démocraties d’Occident sont vulnérables à ces efforts, et les puissances dictatoriales prennent maintenant toutes part à un effort global de désinformation visant à polariser les débats publics, à accentuer les divisions, à semer la zizanie dans les pays libres, mais également à saper le moral de leurs propres citoyens afin d’étouffer dans l’œuf tout désir de rébellion.

De la propagande domestique aux campagnes de désinformation internationales, nous assistons donc à une recrudescence de l’information intentionnellement fausse, une offensive prenant pour cible la capacité de chacun à accéder aux faits : une véritable guerre à l’encontre de la notion de vérité – quelle que soit son acception théorique.

Ancien employé de Cambridge Analytica, Christopher Wylie disait au Guardian en 2018 : « Au lieu de vous tenir sur la place publique et de dire ce que vous pensez, puis de laisser les gens venir à vous et vous écouter, et avoir cette expérience partagée de ce qu’est votre discours, vous allez murmurer dans l’oreille de chacun des voteurs. Et vous pouvez murmurer une chose à l’un, et quelque chose de différent à l’autre. (…) On risque de fragmenter la société, de manière qu’on ne dispose plus d’expériences partagées, et qu’on ne partage plus notre compréhension. » (Cambridge Analytica whistleblower : ’We spent $1m harvesting millions of Facebook profiles’, , traduction Gary Dejean)
Roger McNamee, l’un des premiers investisseurs de Facebook et l’auteur du livre Zucked : waking up to the Facebook catastrophe, confiait quant à lui dans une interview récente à Michael Isikoff et Dan Klaidman : « [Facebook] fait appel à la part du spectre émotionnel auquel les gens ne peuvent pas résister, le cerveau reptilien ; de la même manière que les magiciens (…) de la même manière que les casinos. De la même manière que la propagande. Et les astuces qui marchent sur les réseaux sociaux sont l’outrage, la peur, et les récompenses. (…) Entre 2011 et 2014, je pense que [les employés de Facebook] auraient pu écrire une thèse de doctorat par semaine sur ces sujets ; ils deviennent les experts mondiaux sur ces questions. Gardez bien à l’esprit : rien de tout ça n’est nouveau (…) mais maintenant, tout à coup, on peut le personnaliser. Maintenant, on peut donner à tout utilisateur son propre Truman Show » (Skullduggery, 8 février 2019 , traduction Gary Dejean)

Avec l’explosion du nombre de sources médiatiques, on observe donc l’éclatement de l’expérience partagée. Si tout discours est subjectif, si tout échange n’est plus que rhétorique, si la vérité factuelle et scientifique est à ce point menacée, les philosophes des Lumières se retournent dans leurs tombes. Les auteurs de l’Encyclopédie, dont la fonction était exactement de combattre la puissance du dogme religieux, nous ont laissés avec les moyens de combattre la rhétorique par l’argumentation raisonnée, la démonstration scientifique, la preuve factuelle.

« Nous trafiquons vos cerveaux, nous changeons vos consciences – et vous ne savez même pas comment y réagir », se vantait récemment Vladislav Surkov, l’un des conseillers de Vladimir Poutine, avant d’ajouter : « Le système politique de Russie est adapté non seulement au futur de la presse locale, il a clairement un potentiel d’export significatif. » (Vladimir Putin’s Adviser Tells Americans : ‘Russia Interferes in Your Brains, We Change Your Conscience’, , traduction Gary Dejean).

Ce n’est toutefois pas uniquement le Kremlin qui poursuit ces efforts : tous les pays autocratiques s’y joignent : en 2017 on comptait au moins 18 pays dont les élections ont subi des interférences extérieures, et plus d’une trentaine de pays où les médias pro-gouvernementaux déversent leur propagande (Freedom on the Net 2017, Manipulating Social Media to Undermine Democracy, ). Maintenant la Chine a lancé une application pour mobiles grâce à laquelle les utilisateurs peuvent consommer la propagande de Xi Jinping, et le temps qu’ils y passent est mesuré par le Parti (’Xi cult’ app is China’s red hot hit, ).

« Les propriétés uniques des nouvelles technologies de la communication et de l’information – viralité, vélocité, anonymité, homophilie et portée internationale – créent de nouveaux défis pour la démocratie qui se réverbèrent à travers le globe. » (Protecting Electoral Integrity In The Digital Age , traduction Gary Dejean)
Pourtant, les outils de lutte contre la propagande et la désinformation sont déjà très développés, et cette récente transformation des canaux de diffusion par lesquels la désinformation nous parvient n’y change rien. Comme le disait McNamee : rien de tout cela n’est nouveau. Dans un article de 2018 intitulé « 21st Century Political Warfare : Countering Russian Disinformation », le Commandant Timothy McGeehan écrivait : « Les campagnes de préventions décrites ici ne peuvent pas être efficaces si la population ne les comprend pas, n’y croit pas, ou n’a pas conscience de leurs implications. L’éducation est fondamentale. Il est un impératif de sécurité nationale que les gouvernements occidentaux produisent des citoyens capables de pensée critique, et de discerner la vérité. » (21st Century Political Warfare Countering Russian Disinformation, , traduction Gary Dejean)

Les chercheurs et enseignants en arts et sciences de l’art peuvent certainement éclairer cet impératif d’une expérience spécifique. Sans dire que la désinformation fonctionne comme une œuvre d’art, elle utilise des leurres semblables. Elle s’en distingue toutefois en ce que les machineries de la désinformation ne sont jamais dévoilées. Où l’art illusionne, la désinformation trompe ; où l’art attire l’attention sur les moyens de compréhension et de perception de la réalité, la désinformation prive de cette attention et de ce recul critique. Depuis plusieurs décennies déjà, nous insistons auprès de nos gouvernements sur l’importance de populariser l’enseignement des médias classiques et modernes, de l’art de la rhétorique, des sciences de la communication. À une époque où le public consomme plus de contenu culturel que jamais, il est devenu particulièrement dangereux de sous-estimer ces enseignements : la menace représentée par ces manipulations de l’information n’est rien de moins que la désintégration du débat public, qui est la fondation de toute démocratie.

Les artistes ne sont d’ailleurs pas insensibles à ces questions et n’hésitent pas à se saisir de canaux d’information pour ouvrir une brèche dans ces questions politiques : les plus paradigmatiques sont sans doute les actions des Yes Men et de leur faux New York Times de 2008 titrant la fin de la guerre en Irak ou encore leur annonce après l’ouragan Katrina, en se faisant passer pour un membre du gouvernement, que les logements sociaux allaient rouvrir pour accueillir les sinistrés. Les infox des Yes Men ne contreviennent pas à d’autres informations, mais viennent au contraire pointer une absence d’information en poussant les dirigeants dans leur retranchement et en rendant une prise de position publique nécessaire. Ainsi, le ministère du logement étasunien a dû déclarer que, contrairement aux rumeurs, les logements sociaux ne rouvriraient pas – une annonce dont il se serait bien passé.

Quelques suggestions de pistes à explorer :

– Comment les campagnes de désinformation amplifient-elles des griefs réels des citoyens à l’égard de leurs gouvernements ?

– Contrairement à la propagande traditionnelle de gouvernements autoritaires, qui opère de haut en bas, la désinformation ne survient-elle pas majoritairement de la base ?

– Après quatre ans à avoir laissé Président Trump opérer sur leurs plateformes, Facebook et Twitter ont fini par l’en bannir : comment penser ce retournement ?

– Précédemment et parallèlement aux vagues de désinformation à travers les réseaux sociaux, on a observé la capacité d’organisation que ces médias offrent aux peuples désireux de conquérir et défendre la démocratie : comment décrypter ce champ de bataille informationnel au regard de l’Histoire ?

– Que persiste de la notion de « vérité » au vingt-et-unième siècle et dans la sphère du débat public contemporain ?

S’il ne nous appartient pas, dans les colonnes de la revue Proteus, d’éduquer le plus grand nombre, nous avons en revanche la possibilité et le devoir d’étaler au grand jour les techniques par lesquelles la propagande et la désinformation modernes se jouent de nous. Quels sont ces tours de magie auxquels McNamee fait référence ? Quels mécanismes inspirés des casinos et autres jeux d’argents peuvent nous renseigner sur les médias modernes ? Par quels moyens les adversaires des démocraties utilisent-ils l’outrage, la peur et la récompense comme carottes et bâtons pour manipuler ? Telles sont les questions que nous voudrions explorer dans ce numéro de Proteus.

De l’art du spectacle aux sciences cognitives, du game-design aux techniques traditionnelles de propagande, nous vous invitons à nous transmettre vos propositions d’articles d’une page environ, au format libreoffice, word ou PDF, à l’adresse contact@revue-proteus.com avant le 31 mars 2021.

Après concertation, l’équipe de rédaction demandera aux auteurs sélectionnés de soumettre leur article avant le 30 juin 2021.