Revue Mots. Les langages du politique.

Circulation des discours dans les récits complotistes

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Réponse attendue pour le 10/05/2021

Type de réponse Résumé

Type de contribution attendue Article

Nom de la publication Revue Mots. Les langages du politique.

Coordinateurs

On considérera, à titre de définition liminaire, les discours conspirationnistes ou complotistes (entre lesquels nous choisissons à ce stade de ne pas établir de distinction) comme un discours épousant la logique d’une « théorie conspiratrice de l’ignorance » comme la nomme Karl Popper (Popper, 1962, p. 7-8). Pareille vision du monde correspond à une position épistémologique qui « interprète l’ignorance non pas comme un simple défaut de connaissance, mais comme l’ouvrage de quelque puissance inquiétante, origine des influences impures et malignes qui pervertissent et contaminent nos esprits et nous accoutument de manière insidieuse à opposer une résistance à la connaissance » (Popper, 1962, p. 4).

Selon Loïc Nicolas, « la démarche conspirationniste s’attache (1) à recueillir et à combiner des événements épars élevés au statut de faits bruts, pour (2) les faire tenir ensemble au sein d’une trame narrative ; ceci dans l’intention (3) d’apporter la preuve que ces faits sont forcément liés entre eux (4) en ce qu’ils résultent d’une cause unique, c’est-à-dire (5) d’un complot dont ils témoignent et (6) au sein duquel les participants répondent à une nature profonde, un agenda caché, des obligations ou des pulsions mauvaises et destructrices qui les déterminent » (Nicolas, 2016). Elle a pour résultat de produire un discours, et, comme le résume le fondateur du site ConspiracyWatch.info, Rudy Reichstadt, « le complotisme n’est pas un trouble mental. C’est un discours politique » (Reichstadt, 2019).

La dimension discursive du complotisme fait justement l’objet, depuis une dizaine d’années, d’un nombre croissant d’études, qui permettent de croiser les regards sur un sujet qui n’est pas nouveau et sur lequel d’ailleurs de nombreux regards historiques sont régulièrement posés (Girardet, 1986 ; Hasian, 1997 ; Berlet, 2004 ; Passard, 2015) mais qui est revenu à la une de l’actualité, générant de nouveaux travaux, notamment sur la dimension numérique de ces circulations (Giry, 2014 ; 2017a). Au-delà des essais visant à dénoncer le retour des théories conspirationnistes judéophobes (Taguieff, 2002), des réflexions plus globales sur la viralité et de son rôle dans la désinformation (Rushkoff, 1996 ; Lynch, 1996 ; Chielens, 2003), les travaux contemporains sur le discours conspirationniste s’emploient à étudier la « rhétorique complotiste » politique (Taïeb, 2010), les « rhétoriques de la conspiration » (Danblon, Nicolas éd., 2010), les « topiques de la conspiration » (Nicolas, 2014), la « manipulation de la vérité » (Charaudeau, 2020).

Une caractéristique des discours complotistes est leur dynamique circulante importante, qui prolonge la « circulation circulaire de l’information » jadis mise en évidence par Pierre Bourdieu (1996) à propos des journalistes de télévision et qui peut être appliquée aux modes de diffusion de ces discours.

Parmi les divers cadres théoriques visant à expliquer le succès du complotisme (défiance envers les élites, postures anti-système, fragilités socioéconomiques, etc.), celui que propose Gérald Bronner (2013) met en avant une prédisposition à la crédulité qui accroît, chez une personne ralliée à une théorie du complot spécifique, ses probabilités d’adhérer à d’autres théories conspirationnistes. Cela pourrait expliquer la fréquence des reprises de schémas actanciels et autres matrices narratives d’un complot à l’autre, ainsi que la présence de discours au régime de preuve composite, amalgamant différentes théories et établissant des liens entre des sujets, des objets, des expressions diverses.

Cette livraison de Mots s’attache spécifiquement aux pratiques interdiscursives et mimétiques à l’œuvre dans les discours complotistes, et à la traduction de cette dynamique en termes formels, langagiers et discursifs.

Le terme interdiscursivité sera compris ici comme un terme générique englobant toutes les relations entre un discours et ce qui le précède, que ce soit en termes de discours ou de contre-discours (voir Amossy, 2014), et que ces relations puissent être décrites en termes d’intertextualité, de polyphonie ou de dialogisme, pour ne citer que les modèles les plus connus. Il convient d’entendre l’interdiscursivité également comme mode et forme de circulation des schémas de causalité, des récits, des expressions, des syntagmes, etc.

La dynamique mimétique sera comprise d’une part comme reprise à l’identique, d’autre part comme ne s’accompagnant pas d’un recul réflexif, ce qui selon Pierre-Yves Baudonnière (1997) est la caractéristique de l’imitation.

Sur le plan formel, il s’agirait de contribuer à analyser la possible « grammaire langagière » du discours complotiste par l’exploration de la récurrence, voire la reproduction à l’identique de mots, de segments linguistiques, de phraséologies, et d’images, que cette reprise vise la validation du discours conspirationniste ou l’invalidation du discours ordinaire ou expert. L’analyse de la reprise de discours autres pourra aussi impliquer la prise en compte des modes de circulation de ces discours.

Les propositions d’articles pourront donc porter sur la diffusion de segments plus ou moins figés véhiculant un contenu explicite ou sous-entendu, tels que « l’État profond », « le Nouvel Ordre Mondial », « le grand remplacement », « deux poids, deux mesures » par exemple, une attitude, telle que « se poser des questions », une dimension interactionnelle, telle que « Qu’on me prouve le contraire ! », « À qui profite le crime ? » (cités par Loïc Nicolas, 2014), ou dotés d’une simple valeur énonciative à l’instar de « comme par hasard » ou « de toute façon ». On pourra également considérer le rôle des mèmes (Gautier, Siouffi éd., 2016 ; Davidson, 2012), ou des formes hybrides associant une forme langagière à un élément visuel (vidéos recombinantes, Giry, 2017b, commentaires de vidéos, appui langagier du relais d’une image, etc.), la reprise des codes langagiers et des chartes graphiques des contenus journalistiques dans une scénographie crédibilisante (Maingueneau, 2014), ou encore l’usage des hashtags (Paveau, 2013 ; Mercier, 2018) sur les plateformes numériques pour créer des liens entre des messages, facilitant leur hybridation et leur circulation. On s’interrogera alors sur la présence ou l’absence de gloses ou de reformulations accompagnant la reprise d’un propos cité ou imputé, témoignant ou pas d’une forme d’appropriation.

Pourront être également explorées les conditions sociopolitiques de mobilisation collectives favorisant ces reprises ou les conditions techniques de propagation des discours, notamment les phénomènes d’enfermement algorithmique, les contraintes exercées sur les modes de diffusion par la structure des réseaux socionumériques (Rebillard, 2017 ; Mercier, Pignard-Cheynel éd., 2018), les paramètres régissant la compétition en ligne des discours (Johnson et al., 2020).

On pourra enfin considérer comme point de départ quelques questions portant sur les aspects rhétoriques, argumentatifs et pragmatiques mais aussi génétiques de l’usage polyphonique du langage, telles que :

  • Comment la reprise énonciative contribue-t-elle à construire l’ethos de l’auteur ou du relayeur de discours ?
  • En quoi la reprise de propos peut-elle aider à augmenter le degré d’adhésion ? Quel rôle y joue l’effacement énonciatif (suppression des marques explicites d’énonciation ou de reprises de discours, voir Charaudeau, 2020), est-ce une stratégie d’évitement de l’argumentation comme dans les mécanismes de la rumeur ?
  • La reproduction de segments relève-t-elle d’une volonté de restructuration horizontale au sens où les acteurs prétendent y disqualifier les discours d’autorité ?
  • Comment les références à d’autres complots sont-elles utilisées pour crédibiliser l’argumentaire de dénonciation d’un complot précis ?
  • Comment sont agencés les discours visant à combiner des complots spécifiques dans un tout cohérent permettant de remonter vers un grand complot global ?
  • Les discours et récits complotistes d’aujourd’hui trouvent-ils des échos dans les discours complotistes d’autres époques ou d’autres aires géographiques ? Comment ces récits et discours s’inspirent-ils les uns des autres, via des reprises ou des adaptations locales ?

Cet appel s’adresse à des linguistes, analystes de discours, narratologues, historiens, politistes, sociologues, chercheurs en communication traitant de discours et récits.

Modalités de soumission

Les auteures et auteurs devront soumettre aux coordinateurs et coordinatrice, avant le 10 mai 2021, un avant-projet (3 000 signes maximum tout compris), dont l’acceptation vaudra encouragement mais non pas engagement de publication.

Les articles, originaux, devront être adressés aux coordinateurs et coordinatrice avant la fin du mois de décembre 2021 (maximum 45 000 signes tout compris). Conformément aux règles habituelles de la revue, elles seront préalablement examinées par les coordinateurs et coordinatrice du dossier, puis soumises à trois évaluations doublement anonymes dans différentes disciplines. Les réponses aux propositions de contributions seront données à leurs auteure et auteurs au plus tard à la fin du mois de mars 2022, après délibération du comité éditorial. La version définitive des articles devra être remise aux coordinateurs et coordinatrice avant la fin du mois d’avril 2022.

Les textes devront respecter les règles de présentation habituellement appliquées par la revue (voir https://journals.openedition.org/​mots/​76). Ils devront être accompagnés d’un résumé de cinq lignes et de cinq mots-clés qui, comme le titre de l’article, devront également être traduits en anglais et en espagnol.

Coordinateurs et coordinatrice

  • Valérie Bonnet : valerie.bonnet@free.fr
  • Arnaud Mercier : arno.mercier@wanadoo.fr
  • Gilles Siouffi : gilles.siouffi@sorbonne-universite.fr
  • Et Camille Noûs

Références

Amossy Ruth, 2014, Apologie de la polémique, Paris, PUF.

Baudonnière Pierre-Yves, 1997, Le mimétisme et l’imitation, Paris, Flammarion.

Berlet Chip, 2004, « Anti-masonic conspiracy theories : A narrative form of demonization and scapegoating », dans A. de Hoyos et S. Brent Morris éd., Freemasonry in Context : History, Ritual, Controversy, Lanham, Lexington Books, p. 273-300.

Bourdieu Pierre, 1996, Sur la télévision, Paris, Liber.

Bronner Gérald, 2013, La démocratie des crédules, Paris, PUF.

Charaudeau Patrick, 2020, La manipulation de la vérité, Limoges, Lambert-Lucas.

Chielens Klaas, 2003, The Viral Aspects of Language : A Quantitative Research of Memetic Selection Criteria, thèse non publiée, Bruxelles, Vrije Universiteit Brussel.

Danblon Emmanuelle, Nicolas Loïc éd., 2010, Les rhétoriques de la conspiration, Paris, CNRS Éditions.

Davidson Patrick, 2012, « The language of Internet memes  », dans M. Mandiberg éd., The Social Media Reader, New York, New York University Press, p. 120-127.

Gautier Antoine, Siouffi Gilles éd., 2016, « Les mèmes langagiers : propagation, figement et déformation » [numéro thématique], Travaux de linguistique, no 73.

Girardet Raoul, 1986, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil.

Giry Julien éd., 2017a, « Les théories du complot à l’heure du numérique » [numéro thématique], Quaderni, no 94.

Giry Julien, 2017b, « Le “complotisme 2.0”, une étude de cas de vidéo recombinante : Alain Soral sauve Glenn et Tara dans The Walking Dead »

Giry Julien, 2014, Le conspirationnisme dans la culture politique et populaire aux États-Unis : une approche sociopolitique des théories du complot, thèse de doctorat en science politique, Rennes, Université de Rennes 1.

Hasian Marouf, 1997, « Understanding the power of conspiratorial rhetoric : A case study of the protocols of the elders of Zion », Communication Studies, vol. XLVIII, no 3, p. 195-214.

Johnson Neil F., Velásquez Nicolas, Restrepo Nicholas Johnson et al., 2020, « The online competition between pro- and anti-vaccination views  », Nature, no 582, p. 230-233.

Lynch Aaron, 1996, Thought Contagion : How Belief Spreads Through Society, New York, Basic Books.

Maingueneau Dominique, 2014, « Retour critique sur l’éthos », Langage et société, no 149, p. 31-48.

Mercier Arnaud, 2018, « Hashtags : tactiques de partages et de commentaires d’informations », dans A. Mercier et N. Pignard-Cheynel éd., #info : commenter et partager l’actualité sur Twitter et Facebook, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 87-130.

Mercier Arnaud, Pignard-Cheynel Nathalie éd., 2018, #info : commenter et partager l’actualité sur Twitter et Facebook, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Nicolas Loïc, 2016, « Les théories du complot comme miroir du siècle : entre rhétorique, sociologie et histoire des idées », Questions de communication, no 29, p. 307-325.

Nicolas Loïc, 2014, « L’évidence du complot : un défi à l’argumentation. Douter de tout pour ne plus douter du tout », Argumentation et analyse du discours, no 13, https://doi.org/​10.4000/​aad.1833 SMASH (consulté le 1er février 2021).

Passard Cédric, 2015, L’âge d’or du pamphlet : 1868-1898, Paris, CNRS Éditions.

Paveau Marie-Anne, 2013, « Hashtag », Technologies discursives, carnet de recherche en ligne, http://technodiscours.hypotheses.org/​?p=488 (consulté le 1er février 2021).

Popper Karl, 1962, Conjectures and Refutations : The Growth of Scientific Knowledge, New York, Routledge & Kegan Paul.

Rebillard Franck, 2017, « La rumeur du PizzaGate durant la présidentielle de 2016 aux États-Unis : les appuis documentaires du numérique et de l’Internet à l’agitation politique », Réseaux, no 202-203, p. 273-310.

Reichstadt Rudy, 2019, L’opium des imbéciles : essai sur la question complotiste, Paris, Grasset.

Rushkoff Douglas, 1996, Media Virus ! Hidden Agendas in Popular Culture, New York, Ballantine Books.

Taguieff Pierre-André, 2002, La nouvelle judéophobie, Paris, Fondation du 2 mars, Mille et une nuits.

Taïeb Emmanuel, 2010, « Logiques politiques du conspirationnisme », Sociologie et sociétés, vol. XLII, no 2, p. 265-289.