La “preuve par l’image” : contre-analyse, contre-histoire, complotisme

Réponse attendue pour le 15/07/2022

Type de réponse Résumé

Type d’événement Colloque

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Dates de l’événement
  • Du au

Lieu de l’événement Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), 2 rue Vivienne , Paris 75002

Cet événement, organisé par Aurélie Ledoux (Université Paris Nanterre/HAR) et Ophir Levy (Université Paris 8/ESTCA), s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « La “preuve par l’image” : de la contre-histoire au complotisme », mené depuis 2020 au sein de l’EUR ArTeC. Il en constituera le colloque de clôture. À la croisée d’enjeux épistémologiques, politiques, technologiques et médiatiques, ce projet fait collaborer enseignants-chercheurs, journalistes, archivistes, ingénieurs et artistes ayant pour objectif de penser ensemble la place spécifique de l’image photo-filmique dans la revendication et la promotion d’une forme de « contre-histoire ». La dimension contestataire, si ce n’est militante, de cette expression suppose non seulement d’élucider les rapports théoriques qu’elle entretient avec l’histoire populaire et la micro-histoire, mais également d’en distinguer les échos problématiques dans les démarches contemporaines dites de « réinformation ».

Le colloque sera l’occasion d’examiner en particulier le procédé consistant à réinterpréter les images photographiques ou filmiques à partir de leurs détails ou de leurs marges, pour en faire apparaître un sens nouveau, possiblement à rebours du premier sens reçu. Ce procédé repose en effet sur l’écart entre l’intentionnalité de la prise de vue et la saisie non intentionnelle d’éléments susceptibles de prendre sens ultérieurement. Il fait apparaître un lien essentiel entre une méthode (que l’on pourrait qualifier d’« indiciaire » avec Carlo Ginzburg) et un enjeu d’ordre politique (déjouer les intentions d’une autorité ou d’un pouvoir dans la captation et la transmission de l’événement) ; entre la recherche du détail comme trace involontairement déposée dans l’image et la possibilité, selon le mot de Walter Benjamin, d’« écrire l’histoire à rebrousse-poil ». Cette dimension politique fut revendiquée dans la démarche d’historiens qui, à l’instar de Marc Ferro en France, entreprirent au début des années 1970 de revaloriser le cinéma comme matériau historiographique et de faire du film l’instrument d’une « contre-analyse de la société » :

« La caméra […] dit plus sur chacun qu’il n’en voudrait montrer. Elle dévoile le secret, elle montre l’envers d’une société, ses lapsus. […] Leur repérage, celui des concordances et discordances avec l’idéologie, aide à découvrir le latent derrière l’apparent, le non-visible au travers du visible. Il y a là matière à une autre histoire, qui ne prétend, certes pas, constituer un bel ensemble ordonné et rationnel, comme l’Histoire ; elle contribuerait plutôt à l’affiner, ou à le détruire. »

Les formulations de Marc Ferro font clairement apparaître ce lien essentiel (et présent chez Carlo Ginzburg lui-même) entre la méthode indiciaire et l’enjeu politique qui consiste à défaire le jeu des apparences et les effets d’autorité. Il s’agit dès lors de chercher le « grain de sable » capable d’enrayer la machine du « discours orthodoxe », jusques et y compris dans ses effets de domination.

Mais force est de constater que cette approche critique de l’histoire par les lapsus de l’enregistrement photo-filmique entretient une ressemblance apparente avec les usages complotistes de la « preuve par l’image ». Et ce aussi bien par une proximité du vocabulaire (celui du secret et de l’invisible) que des procédés (arrêt sur image, recadrage ou mise en évidence d’un détail), utilisés pour réinterpréter une image à rebours du sens que lui prêtaient les médias mainstream ou les institutions. Dans un geste analogue à celui du héros de Blow Up d’Antonioni (1966), qui saisit dans le détail d’une photographie une anomalie qui en renverse le sens premier, l’analyse de documents photographiques ou filmiques constitue désormais l’un des modes d’argumentation et de diffusion privilégiés des interprétations conspirationnistes. Les attentats de janvier 2015 ont suscité en France une vague complotiste qui s’appuyait sur un tel usage de l’image. Si le complotisme ne se réduit certes pas à un travail de relecture des images photographiques ou filmiques, ce procédé semble bien caractéristique des phénomènes conspirationnistes contemporains qui se nourrissent de la critique des médias et paraissent revendiquer les valeurs de la modernité (esprit critique, transparence politique et débat démocratique). Le recours à des photographies ou des séquences filmées répond ainsi à une méfiance envers les institutions et plus généralement envers la parole : les figures de proue de la thèse conspirationniste au sujet du 11-Septembre, Thierry Meyssan (L’Effroyable imposture) en France et David Ray Griffin (The New Pearl Harbor : Disturbing Questions about the Bush Administration and 9-11) aux États-Unis, opposaient explicitement la « vérité des images » à l’incertitude des témoignages et aux supposées constructions mensongères des médias. Cette mise en avant, au détriment de la parole des survivants, de « preuves matérielles », fondées ici sur les capacités d’enregistrement des médiums photographiques et filmiques, renvoie plus profondément au modèle rhétorique du discours négationniste (Faurisson, Pressac) et à ce qu’Eyal Weizman qualifie de « positivisme négatif », le procès Irving (1996- 2000) faisant la démonstration que l’indépendance d’un investigateur s’appuyant sur « les moyens généralement limités dont disposent les militants n’est pas en soi une garantie de politique progressiste » (Weizman).

Se pose ainsi la question de l’écriture de l’histoire dans le contexte médiatique contemporain. En remplaçant l’événement relaté par des images de « ce qui se passe », la saisie photo-filmique des faits semble avantageusement offrir l’événement dans un rapport à la fois direct et singulier. Le développement récent des attitudes de défiance à l’égard de versions dites « officielles » bénéficierait alors d’une « démassification des événements » (Stiegler) procédant des nouvelles technologies de l’information et de la communication : en abolissant la médiation du récit différé qui les constituait en événements, la saisie photo-filmique et la transmission en direct des faits les ouvriraient et les livreraient immédiatement à des mises en récit concurrentes.

En s’inscrivant dans une démarche de « contre-histoire », ces usages complotistes appellent la comparaison avec les pratiques historiennes lorsque celles-ci s’exercent sur la photographie et le cinéma. Or, en constituant un dévoiement du paradigme de l’indice défini par Carlo Ginzburg, de tels usages posent la question de la valeur politique d’une investigation indiciaire de l’image photo-filmique, en même temps que celle d’une rupture dans le rapport au réel dont chercherait à rendre compte l’étiquette récente de « post- vérité ». Autant de questionnements qui s’inscrivent dans le contexte technologique et médiatique contemporain, marqué par de nouvelles modalités de fabrication, de circulation et de réception des images.

Axes de réflexion du colloque :

  1. Réflexion théorique et épistémologique sur les approches historiennes de l’image filmique (« vision rapprochée », micro-histoire, paradigme indiciaire, etc.)
  2. Usages contestataires de l’image filmique (cinéma militant, dénonciation des violences policières, sousveillance, vidéo-activisme et contre-information)
  3. Usages complotistes de l’image, fake-news et « post-vérité » dans le régime médiatique contemporain
  4. Enquêtes OSINT et usages « forensiques » de l’image, à l’instar des méthodes du laboratoire Forensic Architecture en tant que nouvelle approche de terrain pour mettre à jour une « vérité en ruines » contemporaine, au croisement des technologies contemporaines de l’image et de l’activisme politique

Ce colloque se tiendra les 8 et 9 décembre 2022 à l’INHA.

Les propositions de communication (de 2000 à 3000 caractères), ainsi qu’une brève bio- bibliographie, doivent être adressées à Aurélie Ledoux (aledoux@parisnanterre.fr) et Ophir Levy (ophir.levy@univ-paris8.fr) au plus tard le 15 juillet 2022.

Bibliographie

  • CARDON Dominique, GRANJON Fabien, Médiactivistes. Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
  • COHEN Claudine, La Méthode de Zadig. La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, coll.
    « Science ouverte », 2011.
  • DUFOUR Diane (dir.), Images à charge : la construction de la preuve par l’image, Paris, Le
    Bal/Éditions Xavier Barral, 2015.
  • FERRO Marc, « Le film, une contre-analyse de la société ? », Annales. E.S.C., 1973, p. 109-
    124.
  • GINZBURG Carlo, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, n° 6, novembre 1980, p. 3-44.
  • GINZBURG Carlo et PONI Carlo, « La micro-histoire », Le Débat, n° 17, décembre 1981, p. 133-136.
  • GINZBURG Carlo, Rapports de force : histoire, rhétorique, preuve, trad. de l’italien par Jean- Pierre Bardos, Paris, Seuil/Gallimard, 2003.
  • GIRY Julien (dir.), « Les théories du complot à l’heure du numérique », Quaderni, n° 94, Automne 2017.
  • GRENDI Edoardo, « Micro-analyse et histoire sociale », Écrire l’histoire, n° 3, 2009, p. 67-80.
  • GUNTHERT André, « L’empreinte digitale. Théorie et pratique de la photographie à l’ère numérique », dans L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p. 17-30.
  • GUNTHERT André, « Une illusion essentielle », Études photographiques, n°34, Printemps 2016.
  • JOST François, Médias : sortir de la haine ?, Paris, CNRS Editions, 2020.
  • LAGNY Michèle, Hors cadre : imaginaires cinématographiques de l’histoire, textes réunis et présentés par Emmanuelle André, Christa Blümlinger, Sylvie Lindeperg et Sylvie Rollet, Paris, Hermann, 2020.
  • LINDEPERG Sylvie, Nuit et Brouillard. Un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007.
  • LINDEPERG Sylvie, La Voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Verdier, 2013.
  • LINDEPERG Sylvie, Nuremberg. La Bataille des images, Paris, Payot, 2021.
  • MEZARIS Vasileios, NIXON Lyndon, PAPADOPOULOS Symeon, TEYSSOU Denis, Video, Verification in the Fake News Era, Springer, 2019.
  • NINEY François (dir.), La preuve par l’image : l’évidence des prises de vue, Actes du colloque de Valence (6-8 décembre 2002), CRAC, Valence, 2003.
  • POLIAKOV Léon, La Causalité diabolique (1980-85), Paris, Calmann-Lévy, 2006.
  • REVEL Jacques (dir.), Jeux d’échelles : la microanalyse à l’expérience, Paris, Seuil/Gallimard, 1996.
  • REVEL Jacques, « Microstoria », dans DELACROIX Christian, DOSSE François, GARCIA Patrick et OFFENSTADT Nicolas (dir.), Historiographies, concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, t. 1, p. 529-534.
  • STIEGLER Bernard, « De quelques nouvelles possibilités historiographiques. Bernard Stiegler », dans LINDEPERG Sylvie, Clio de 5 à 7 : les actualités filmées de la Libération, archives du futur, Paris, CNRS éd., 2000.
  • TAÏEB Emmanuel, « Logiques politiques du conspirationnisme », Sociologie et sociétés, vol. 42, n° 2, automne 2010, p. 265–289.
  • WEIZMAN Eyal, La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique, Paris, Zones, 2021.
  • ZABUNYAN Dork, L’insistance des luttes : images, soulèvements, contre-révolutions, Saint-Vincent-de-Mercuze, De l’incidence éditeur, 2016.
  • ZABUNYAN Dork, Fictions de Trump : puissances des images et exercices du pouvoir, Cherbourg-en-Cotentin, Le Point du jour, 2020.

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