Au cours des dernières années, et plus encore des derniers mois, les préoccupations quant à l’existence d’un backlash écologique lié à l’élection de forces politiques d’extrême-droite (en Argentine, aux États-Unis, etc.) ravivent souvent un stigmate ancien à l’encontre d’une fraction de l’électorat. Les classes populaires sont soupçonnées d’être intrinsèquement opposées à l’avènement d’une certaine modernité écologique. Cette conception conforte une analyse très sélective des mobilisations écologistes, érigeant ces dernières en témoignages des aspirations « post-matérialistes » portées par certaines fractions des classes moyennes et supérieures. Pourtant, plusieurs mouvements d’opposition à des régulations environnementales se sont succédés depuis les années 1970, et la socio-histoire de ces dynamiques nuance désormais amplement le présupposé d’un ancrage populaire des dynamiques anti-environnementales (Rowell, 1996 ; Switzer, 1997 ; Morton Turner, Isenberg, 2018). De plus, depuis près de trois décennies, de nombreux travaux ont permis de documenter la pluralité des environnementalismes et de leurs ancrages au sein de groupes subalternes (Guha, Martínez Alier, 1997 ; Martínez Alier, 2023). Dans l’espace francophone, ces réflexions se sont notamment prolongées par des travaux interrogeant la pertinence de décliner les grilles d’analyse de la justice environnementale hors de son berceau états-unien (Massard-Guilbaud, Rodger, 2011 ; Deldrève, Lewis, Moreau, Reynolds, 2019). Enfin, plusieurs événements récents ont mis en évidence la réflexivité des classes populaires vis-à-vis de leur dépendance aux énergies fossiles, lorsque des mesures légales ou administratives ont touché le cœur même de cette dépendance. Il en va ainsi du mouvement des Gilets Jaunes en France en 2018-2019, qui a vu se mobiliser des milliers d’opposants à un projet de taxe sur les carburants. L’objectif avoué était de refuser de faire porter l’essentiel de l’effort écologique sur les personnes disposant des plus faibles ressources financières et de la plus faible marge de manœuvre, plutôt que de refuser de s’engager dans une certaine transition écologique. En mettant en évidence leur dépendance involontaire à la voiture, ils portaient ainsi un autre discours écologique, où s’entrecroisaient inégalités sociales et inégalités environnementales.
En étudiant les impacts suscités par la création d’aires naturelles protégées aux États-Unis, l’usage populaire de l’environnement par les communautés riveraines ainsi que la résistance de ces dernières face à la criminalisation de leur interrelation à l’environnement, l’historien américain Karl Jacoby forge en 2001 la notion d’« écologie morale ». Jacoby participe en cela à un élan scientifique visant à mieux caractériser les rapports sociaux de groupes marginalisés à leurs environnements, sans postuler du caractère vertueux de ces rapports (ni de son caractère immoral). Cette approche de l’écologie évolue en contrepoint du discours des élites et des politiques officielles. Elle offre une vision de la nature ‘par le bas’, « révélant ainsi un sens complètement différent de ce qu’est la nature, et la façon dont on doit s’en servir » (Jacoby, 2001 : 3). La notion d’écologie « morale » désigne donc, indirectement, une écologie populaire, alternative à celle forgée par les scientifiques naturalistes et les pouvoirs publics. En d’autres termes, Jacoby réinscrit le rapport à l’environnement dans les dynamiques de classes sociales, et fait de l’environnement un champ traversé par des conflits de légitimité entre des formes autorisées ou non-autorisées, scientifiques ou profanes, de savoirs et d’expertise.
En outre, les travaux de Jacoby font écho aux rapports des populations colonisées face à la création de forêts protégées ou administrées « rationnellement » par les administrations coloniales, qui ont fait l’objet d’importantes études, par exemple à partir des cas algérien (Diana K. Davis, 2012), éthiopien (Guillaume Blanc, 2015, 2020), indien (Ramachandra Guha, 1989), ou encore de l’ancienne Afrique orientale allemande (Thaddeus Sunseri, 2003). Ces démarches ont elles-mêmes fréquemment dialogué avec les travaux portant sur l’environnementalisme des pauvres (Martinez-Alier et Guha, 1997 ; Guha, 2000 ; Martinez-Alier, 2002) ou la justice environnementale (Bullard, 1990 ; Massard-Guilbaud, Rodger, 2011 ; Davies, Mah, 2020). Ainsi, au Sud comme au Nord, historiens, géographes, anthropologues et sociologues ont mis en évidence l’existence d’écologies fondées sur l’expertise profane des risques environnementaux et sur la défense des éléments naturels de subsistance. Ces écologies entretiennent alors une relation d’oppositions, ou de concurrence et/ou de complémentarité avec un discours et des pratiques écologiques portés par l’État et son administration, ou encore par les entreprises responsables de la dégradation des cadres de vie. Ces perspectives renvoient également aux mouvements citoyens de santé environnementale et de justice environnementale, qui articulent enjeux de classes sociales et impacts socio-écologiques.
Toutefois, en contexte francophone, les travaux de sciences sociales de l’environnement restent peu familiers de la notion d’écologie morale, en dépit de réflexions importantes sur l’histoire politique des mesures de conservation (Cadoret, 1985 ; Pierre Lascoumes, 1994 ; Davis, 2012 ; Mathis et Mouhot, 2013 ; Blanc, 2015). Ce n’est que très récemment que la sociologie francophone s’est emparée du concept, comme le montrent par exemple les événements et publications scientifiques du collectif « Classes vertes » en France (journées d’études « Écologie et classes sociales » les 31 mai et 1er juin 2023, numéros spéciaux de revues à paraître). Ainsi, dans le contexte d’un nouveau retour de bâton écologiste à l’échelle internationale, il paraît utile de réinterroger le rapport des classes populaires aux politiques écologiques par les écologies morales. De ce fait, cet appel à textes invite à effectuer une appropriation réflexive et interdisciplinaire du concept d’« écologie morale », en s’inscrivant dans la continuité des réflexions portant sur les outils d’analyse pertinents pour éclairer la diversité des rapports à l’environnement des classes dominées.
Cet appel à contributions souhaite accueillir des travaux explorant, sans s’y limiter, les thématiques suivantes :
- Les propositions ouvrant un dialogue critique sur les équivoques entourant la notion « d’écologie morale » seront les bienvenues.
- Par exemple, les contributions peuvent porter sur des cas similaires à ceux étudiés par Jacoby, où des acteurs sociaux dominés défendent un attachement à l’environnement qui vient concurrencer des mesures de soutenabilité ou de transition écologique portées par des État ou des collectivités territoriales.
- Elles peuvent aussi interroger les effets de « moralisation » produits par le discours et les pratiques écologiques, c’est-à-dire les nouvelles formes de conduite des comportements qu’implique la transition écologique.
- Enfin, les contributions peuvent questionner la notion de « moralité » sous l’angle des rapports entre humains et non-humains, en interrogeant les différents statuts moraux que les acteurs octroient aux espèces et aux milieux avec lesquels ils co-évoluent, ou bien encore la façon dont la qualification du traitement moral ou immoral des environnements et des espèces varie selon la position sociale.
- Il est attendu que cette démarche soit fondée sur des études de cas empiriques, sans restriction géographique, bien que des réflexions plus théoriques soient également les bienvenues.
Conditions de soumission
- 30 septembre 2025 : date limite pour l’envoi d’une proposition comprenant un titre et un résumé d’au plus 600 mots.
- 15 octobre 2025 (au plus tard) : avis aux auteurs quant à l’acceptation ou au refus de leur proposition.
- 30 novembre 2025 : date limite pour l’envoi d’un texte complet respectant les conditions éditoriales précisées sur le site de la revue à l’adresse suivante : http://vertigo.revues.org
- Fin janvier 2026 : Évaluation du texte par un comité de lecture et réponse définitive de la revue avec grille d’évaluation des évaluateurs.
- Fin février 2026 : réception des textes révisés envoyés par les auteurs.
- Avril 2026 : mise en ligne du numéro.
L’échéancier est fourni à titre indicatif.
Les propositions et manuscrits (avec résumé, texte complet, figures, tables et bibliographie) doivent être soumis par courrier électronique à Nicolas Hubert (rédacteur en chef adjoint [VertigO]) à l’adresse courriel suivante : redacteur.adjoint@editionsvertigo.org
La soumission doit être bien identifiée au nom du dossier : « Les écologies morales contemporaines. Comment penser l’environnement par le bas ? »
Pour soumettre un texte, prière de consulter les politiques de publication de la revue disponibles à l’adresse suivante : http://vertigo.revues.org
Lors de la soumission, les auteurs devront fournir les noms et les coordonnées de trois réviseurs potentiels pour leur article. L’équipe éditoriale se réserve le droit de choisir ou non les réviseurs proposés.
Vous pouvez aussi nous faire parvenir en tout temps des propositions de textes pour les différentes sections de la revue. La revue accepte la soumission de textes scientifiques en tout temps.
Coordination scientifique
- Renaud Bécot (Maître de Conférences, Sciences Po Grenoble / Laboratoire PACTE)
- Bastien Cabot (Post-doctorant Sciences Po Paris / Laboratoire CHSP)
- Camille Mortelette (Maîtresse de Conférences, Université Grenoble Alpes / Laboratoire PACTE)
- Gaëlle Ronsin (Maîtresse de Conférences, Université Bourgogne-Franche-Comté / Centre Max Weber)
Bibliographie
Blanc, G. (2015). Une histoire environnementale de la nation : Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France. Publications de la Sorbonne. 319 p.
Davies, T., & Mah, A. (dir.). (2020). Toxic truths: Environmental justice and citizen science in a post‑truth age. Manchester University Press. 350 p.
Deldrève, V., Lewis, N., Moreau, S., & Reynolds, K. (2019). Les nouveaux chantiers de la justice environnementale : Introduction. VertigO – La revue électronique en sciences de l’environnement, 19, 1, [En ligne] URL : https://journals.openedition.org/vertigo/24863
Bullard, R. (1990). Dumping in Dixie : Race, class, and environmental quality. Westview Press. Boulder. Colorado. États-Unis. 165 p.
Cadoret, A. (dir.). (1985). Protection de la nature. Histoire et idéologie. L’Harmattan. 245 p.
Cadigan, S. (1999). The moral economy of the commons : Ecology and equity in the Newfoundland cod fishery, 1815–1855. Labour / Le Travail, 43, pp 9–42.
Davis, D. (2012). Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb. Champ Vallon. 320 p.
Fassin, D. (2009). Les économies morales revisitées. Annales. Histoire, Sciences Sociales, 64(6), pp 1237–1266.
Griffin, C. J., Robertson, I. M. (2016). Moral ecologies : Conservation in conflict in rural England. History Workshop Journal, 82, pp 24–49.
Guha, R. (1989). The unquiet woods : Ecological change and peasant resistance in the Himalaya. Oxford University Press. 336 p.
Guha, R., & Martinez‑Alier, J. (1997). Varieties of environmentalism : Essays North and South. Earthscan Publications. 254 p.
Guha, R. (2000). Environmentalism : A global history. Longman. 176 p.
Jacoby, K. (2001). Crimes against nature : Squatters, poachers, thieves, and the hidden history of American conservation. University of California Press. 332 p.
Jacoby, K. (1997). Class and environmental history : Lessons from “The War in the Adirondacks”. Environmental History, 2, 3, pp 324–342.
Jacoby, K. (2019). On moral ecologies and archival absences. In C. J. Griffin, R. Jones & I. M. dans Robertson (dir.), Moral ecologies : Histories of conservation, dispossession and resistance. Palgrave Macmillan. pp. 289–297.
Judd, R. W. (1997). Common lands, common people : The origins of conservation in northern New England. Harvard University Press. 352 p.
Lascoumes, P. (1994). L’éco‑pouvoir : Environnements et politiques. La Découverte. 324 p.
Martinez‑Alier, J. (2002). The environmentalism of the poor : A study of ecological conflicts and valuation. Edward Elgar Publishing. 328 p.
Martinez‑Alier, J. (2023). Land, water, air and freedom : The making of world movements for environmental justice. Edward Elgar Publishing. 798 p.
Massard‑Guilbaud, G., & Rodger, R. (dir.). (2011). Environmental and social justice in the city : Historical perspectives. White Horse Press. 288 p.
Mathis, C.-F., & Mouhot, J.-F. (2013). Une protection de la nature et de l’environnement à la française? XIXe et XXe siècles. Champ Vallon. 347 p.
Morton Turner, J., & Isenberg, A. (2018). The republican reversal : Conservatives and the environment from Nixon to Trump. Harvard University Press. 280 p.
Payne, B. (2013). Local economic stewards : The historiography of the fishermen’s role in resource conservation. Environmental History, 18, pp 29–43.
Rowell, A. (1996). Green backlash : Global subversion of the environmental movement. Routledge. 504 p.
Scott, J. C. (1976). The moral economy of the peasant : Rebellion and subsistence in Southeast Asia. Yale University Press. 246 p.
Short, B. (1999). Conservation, class and custom : Lifespace and conflict in a nineteenth century forest environment. Rural History, 10, 2, pp 127–154.
Sunseri, T. (2003). Reinterpreting a colonial rebellion : Forestry and social control in German East Africa, 1874–1915. Environmental History, 8, 3, pp 430–451.
Switzer, J. (1997). Green backlash : The history and politics of the environmental opposition in the U.S. Lynne Rienner Publishers. 285 p.
Thompson, E. P. (1975). Whigs and hunters : The origins of the Black Act. Allen Lane. 328 p.
Thompson, E. P. (1991). The moral economy reviewed, dans Customs in common. Merlin Press. Pp: 259–351
Thompson, E. P. (1971). The moral economy of the English crowd in the eighteenth century. Past & Present, 50, pp. 76–136.