Les Cahiers du Numérique

Désintermédiation et visibilité des ONG en Europe

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Coordinators

Un appel à soumission pour un numéro de la revue Les cahiers du numérique vient d’être lancé sur le thème : “Désintermédiation et visibilité des ONG en Europe” sous la direction de Tourya Guaaybess (CREM, Centre Européen Universitaire, Université de Lorraine).

Présentation

Journalistes et médias ont joué un rôle central dans la visibilité des ONG. Ces dernières ont été largement accompagnées par la presse écrite, puis les médias audiovisuels depuis leur émergence, au XIXème siècle (Perrin, 2016, Oustinoff et Ruiz, 2022). La presse a couvert les actions de la Croix-Rouge fondée en 1863. Plus tard, d’autres grandes ONG, telles que Médecins sans Frontières en 1971 ou Greenpeace en 1972, ont été médiatisées par les médias audiovisuels.

D’un autre côté, la communication des ONG se professionnalisait pour toucher l’opinion sur les causes les plus diverses (Dauvin, 2010 ; Schorr, 2019. Les campagnes qu’elles menaient furent massivement relayées par les médias (David, 2019). Par exemple, en 1979, le photojournaliste britannique Don McCullin publia dans le Sunday Times des photographies de la famine qui sévissait en Ouganda, ce qui permit à l’ONG Save the Children de recevoir des fonds pour aider les enfants touchés par la crise. On peut aussi penser à la campagne “Tsunami Solidarity” en 2004, en soutien aux victimes du tsunami en Asie ou aux actions de communications croissantes relatives au développement durable et aux questions environnementales (Berny, 2008, Tremblay, d’Almeida & Libaert, 2018).

Depuis la fin des années 2000, des médias numériques tendent à reconfigurer la place de ces médias et, partant, des différents acteurs dans le domaine de l’aide internationale et du plaidoyer. Si la confluence numérique (Guaaybess, 2012), c’est-à-dire l’interaction des différents médias, traditionnels et numériques- réorganise de nombreux domaines d’activité comme celui du journalisme (Boczkowski et Anderson, 2017), ce bouleversement a également touché les associations de solidarité (Perrin, 2016) et leur visibilité. Désormais, la désintermédiation représente un défi pour les ONG jusqu’alors actrices exclusives dans leurs domaines d’intervention (Schorr, 2019, Smethers, 2021). De quoi s’agit-il ? Des acteurs peuvent directement, et à moindre coût, lancer des alertes, faire des appels à l’aide ou aux dons ou même lancer des pétitions sans passer par le soutien ou l’expertise de ces dernières (Bettini et al., 2019). Certains agissent même sur le terrain sans impliquer les ONG, reposant ainsi la question de la légitimité et de l’efficacité de ces dernières (Lodhi, 2020).

Afin d’analyser la désintermédiation, la théorie de l’économie des plateformes de Benkler et Sundararajan (2016) montre que les médias numériques ont transformé la manière dont les acteurs interagissaient et coopéraient dans différents domaines, dont celui des ONG. La désintermédiation est un processus de redistribution de ressources réelles et symboliques, où les plateformes numériques créent de nouveaux canaux de communication et de financement (Sundararajan 2016), qui permettent à des individus de mobiliser directement les donateurs et les bénéficiaires, ou de diffuser des plaidoyers. Cette théorie met en lumière les transformations profondes du système d’intermédiation dans le domaine de la solidarité, et les enjeux de régulation et de gouvernance qui en découlent, notamment dans le cadre européen qui nous intéresse ici.

Face à cette désintermédiation, les ONG sont amenées à redéfinir leur place dans l’écosystème de la solidarité. Leur légitimité assise sur une histoire prestigieuse, leur expertise et leur capacité de curation leur permettent-elles de se démarquer des acteurs indépendants (Bettini et al., 2019) ? Après tout, ne misent-elles pas sur le rôle qu’elles ont à jouer en tant qu’acteurs internationaux, comme cela a pu être le cas en Géorgie ou en Ukraine (Genté, 2008, De Vries, 2018) ? Enfin, les liens étroits entre ONG locales et grandes ONG, nécessaires au maintien d’un certain équilibre, ne sont-ils pas plus tangibles et performants qu’un réseau d’acteurs spontanés du numériques ?

En vérité, les ONG ont, elles aussi, su tirer parti des usages numériques en matière de communication. Les réseaux sociaux, par exemple, sont devenus un moyen pour elles de promouvoir leurs actions et d’interagir avec les donateurs et le public (Boczkowski et Anderson, 2017). Elles ont également recours aux pétitions en ligne ou aux plateformes de financement participatif pour mener leurs projets (Perrin, 2016). Les médias numériques font, depuis le milieu des années 2000, partie des moyens naturels pour attirer de nouveaux soutiens et maintenir leur réputation. Celle-ci est, on le sait, essentielle à leur survie : si les ONG jouissent généralement d’une représentation positive auprès de l’opinion publique, leur probité peut vite être mise en cause. Les accusations de manquements à l’éthique ou de complaisance envers les pouvoirs en place (Guignard, 2022), les informations relatives à des faits de corruption, les affaires de mœurs circulent plus vite que leur démentie sur les réseaux sociaux-numériques.

En somme, les ONG sont depuis quelques années amenées à repenser leur place dans l’écosystème de la solidarité et du plaidoyer. Peut-on en tirer un premier bilan ? Pour y répondre, et pourquoi pas entrevoir de nouvelles perspectives, les recherches appréhendant l’ampleur des effets du numérique sur la définition même des ONG en Europe sont essentielles.

Les axes de cet appel à articles

Pluridisciplinaires et volontiers basés sur des travaux empiriques, les articles qui seront proposés devront répondre à l’un des trois axes suivants où l’on s’interroge sur l’effet du numérique sur la définition, la place et les actions des ONG aujourd’hui. Le premier axe, intitulé « Une “désONGisation” des actions de solidarité ? Réalité et enjeux de la désintermédiation des ONG », se penche sur la concurrence croissante des acteurs indépendants, des leaders d’opinion ou des lanceurs d’alerte en ligne, qui utilisent les médias numériques afin de mobiliser des fonds, des ressources et de la visibilité en faveur de terrains de crise ou de questions d’intérêt général. Le deuxième axe, « Les usages du numérique par les ONG», met en lumière l’adoption de divers usages des technologies numériques par les ONG, telles que les applications digitales, les drones de surveillance pour les zones de conflit ou les systèmes de suivi et de cartographie des mouvements des réfugiés et de personnes déplacées. Enfin, le troisième axe s’adresse aux contributions qui vont à l’encontre d’un déterminisme technologique et d’une vision purement instrumentale des médias numériques. Il accueille les propositions qui pointent les écueils d’approches focalisées sur les bienfaits du numérique pour les ONG.

Axe 1 : Une “désONGisation” des actions de solidarité ? Réalité et enjeux de la désintermédiation des ONG

Les ONG ont longtemps eu un rôle majeur sur la scène internationale. Cependant, avec la montée en puissance des médias numériques, de nouveaux acteurs se sont invités sur les terrains de l’aide, des causes environnementales ou du plaidoyer. Les bénéficiaires ou acteurs indépendants n’hésitent plus à contourner les ONG en faisant usage des outils numériques pour obtenir visibilité, aide ou dons. Cette désintermédiation pose de nombreux défis aux ONG. Comment font-elles face à cette concurrence ? Comment adaptent-elles leurs modes d’action pour répondre à cette nouvelle configuration ?

Sans passer par ces organisations associatives classiques, de nombreux individus ont également commencé à utiliser les plateformes numériques pour communiquer et agir collectivement. Des plateformes telles que GoFundMe, des réseaux sociaux (twitter, Facebook) sont devenues des instruments incontournables pour ces acteurs, leur permettant de toucher et de mobiliser une audience plus large et de collecter des soutiens (e.g. les pétitions) ou des fonds plus rapidement.

Enfin, l’absence d’ONG sur certains terrains ou leur incapacité à intervenir rapidement a conduit à l’émergence de leaders d’opinion ou de lanceurs d’alerte influents en ligne. Ces derniers sont souvent considérés comme des acteurs de substitution, capables de mobiliser largement différents types de publics. Ce phénomène soulève de nombreuses interrogations quant au rôle des ONG et à leur capacité à répondre aux besoins des populations en temps de crise.

Axe 2 : Les usages du numérique par les ONG

Bien sûr, les ONG ont depuis longtemps adopté les outils numériques par souci d’efficacité. Les applications de communication et de partage de données sont utilisées pour coordonner les efforts d’aide, échanger des informations sur les besoins des communautés locales et signaler les crises. Elles ont également utilisé des outils tels que les drones pour la surveillance des zones de conflit et les systèmes de suivi et de cartographie pour suivre les mouvements des réfugiés et des personnes déplacées.

Dans un registre différent, les ONG peuvent s’appuyer sur un jeu vidéo et une communauté de joueurs dans le cadre d’une campagne de communication, de collecte de fonds ou pour attirer l’attention de l’opinion sur un problème d’intérêt général. Par exemple, le jeu « Fear of the sky », (360syria.com) a été co-conçu par Amnesty international et un groupe d’activistes afin de rendre compte du sort de la population syriennes (Quinche, 2021). De même, l’entreprise néerlandaise Endered s’est associée avec l’ONG The Ocean Cleanup afin de sensibiliser à la pollution plastique dans les océans (Lesaffre, 2022). Nous pourrions encore citer les actions de « streamers » lors d’évènements (de streams caritatifs) à l’instar de « Z Event ».

Axe 3 : Des ONG aux antipodes du tout numérique et du temps (très) court

Est-il pertinent de penser que le numérique réorganise fondamentalement le champ des ONG ? Après tout, la plupart des grandes ONG ne continuent-elles pas à jouer un rôle crucial – quasi-inchangé- dans les différents domaines dans lesquels elles agissent ? Œuvrer sur certaines questions, sur certains terrains, c’est œuvrer sur le temps long, sinon lent et patient aux antipodes du rythme effréné des réseaux socio-numériques. Avoir un accès instruit et privilégié aux communautés ou autorités locales et aux organisations internationales se construit à l’abri des « injonctions à agir vite » (Rudolf, 2018).

Face à l’infobésité du numérique qui obscurcit plus qu’elle n’éclaire les causes qu’elles défendent, les ONG sont à même de jouer un rôle important dans la curation de l’information, en triant et en sélectionnant les données pertinentes et en proposant une analyse de terrain, parfois des documentaires, pour informer les médias, les gouvernements et le grand public.

En somme, si les médias numériques se sont aussi imposés dans le domaine de l’aide et du plaidoyer, la question est de savoir si l’action des ONG s’en trouve redéfinie et dans quelle mesure.

Bibliographie

Benkler, Yochai (2006). La Richesse des réseaux : Comprendre la production des biens immatériels. Paris : Presses universitaires de France.

Berny, N. (2008). Le lobbying des ONG internationales d’environnement à Bruxelles: Les ressources de réseau et d’information, conditions et facteurs de changement de l’action collective. Revue française de science politique, 58, 97-121.

Bettini, Y., Carrieri, D., & Sarno, E. (2019). Digital transformations of humanitarian action: between enthusiasm and scepticism. Third World Quarterly, 40(4), 602-619.

Boczkowski, P. J., & Anderson, C. W. (2017). Remaking the news: Essays on the future of journalism scholarship in the digital age. MIT Press.

Dauvin P. (dir.) (2010). La communication des ONG humanitaires, L’Harmattan – Éd Pepper, Collection communication, Politique et Société.

David B. (2019). ONG, compassion à tous les rayons ? Paris, VA éditions.

De Vries, P. (2018). The Role of NGOs in the Future of Ukraine. Carnegie Europe. https://carnegieeurope.eu/strategiceurope/77926

European Foundation Centre. (2019). European Foundation Centre Report on “The State of European Philanthropy 2019”. https://www.efc.be/report/the-state-of-european- philanthropy-2019

Genté, R. (2008). Les ONG internationales et occidentales dans les « révolutions colorées » : des ambiguïtés de la démocratisation. Revue Tiers Monde, 193, 55-66.

Guaaybess, T. (2012). Les médias arabes : Confluences médiatiques et dynamique sociale, Paris, CNRS.

Guignard, P . (2022). Les ONG à la table des États : un « multilatéralisme participatif » ?. Hermès, La Revue, 89, 55-59. https://www.cairn.info/revue–2022-1-page- 55.htm.

Lesaffre, P. (2022) Pour les fêtes, Edenred sort un jeu vidéo pour nettoyer les océans, EKOPO. https://www.ekopo.fr/Thematique/entreprises-1285/Breves/Pour-les-fetes-Edenred- sort-un-jeu-video-pour-nettoyer-377894.htm

Libaert, T. (2010). Communication et environnement, le pacte impossible. Presses Universitaires de France.

Lodhi, A. (2020). The future of NGOs in the age of digital disintermediation. Journal of International Affairs, 74(1), 141-152.

Mouvements. (2019). « The limits of NGOs ». Mouvements, (98), 143-151. https://doi.org/10.3917/mouv.098.0143

Oustinoff, M. & Ruiz, U. (2022). Les ONG à l’épreuve de la communication. Hermès, La Revue, 89, 11-16. https://www.cairn.info/revue–2022-1-page-11.htm.

Perrin, N. (2016). Les ONG face aux défis de la révolution numérique. Humanitaire, (41), 8-15.

Quinche, F. (2021). Apports possibles des jeux vidéo pour l’éducation à la citoyenneté. In Philippe Baryga, Estelle Blanquet, Éric Picholle (Dir.) Lecture d’image et estrangement visuel. Philippe Baryga, Estelle Blanquet & Eric Picholle. Editions du Somnium, 6

Rémy, A., & Debruille, P. (2018). L’économie sociale et solidaire à l’heure du numérique. Informations sociales, (5), 54-63. https://doi.org/10.3917/inso.176.0054

Rudolf F. (2018), « L’injonction à agir vite : une fausse bonne idée », Temporalités.https://doi.org/10.4000/temporalites.5441

Schorr, A. (2019). Disintermediation and the future of humanitarianism. Journal of Humanitarian Affairs, 1(1), 36-49.

Smethers, S. (2021). Digital Media and NGOs: A Study of Online Activism, Campaigning and Advocacy. Routledge.

Sundararajan, Arun (2016). The Sharing Economy : The End of Employment and the Rise of Crowd-Based Capitalism. Cambridge, MA : MIT Press.

Tremblay, S., d’Almeida, N. et Libaert, T., (2018). Développement durable – Une communication qui se démarque. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Zylberman, P. (2015). La désintermédiation numérique : un nouveau modèle économique pour les médias. In Regards croisés sur l’économie (Vol. 16, pp. 36-43). Cairn.info. https://doi.org/10.3917/rce.016.0036

Calendrier

Date limite de remise des articles : 1er septembre 2023

Réponse définitive aux auteurs : 18 septembre 2023 après expertise en double aveugle Remise de la version finale : 16 octobre 2023

Remise à l’éditeur : 27 octobre 2023

Parution du numéro : Décembre 2023

Recommandations aux auteurs

Les soumissions doivent être envoyées en format PDF et en format Word à Tourya Guaaybess : Tourya.Guaaybess@univ-lorraine.fr

Les articles font entre 20 à 25 pages.

La revue disponible sur le site https://lcn.revuesonline.com et sur le portail de Cairn.

Comité scientifique

Agbobli Christian, Pr, UQAM

Courbet Didier, Pr, IMSIC

Dacheux Eric, Pr, Communication et Sociétés

Garlot Florine; Dr, Communication et Sociétés

Libaert Thierry, Pr, Université Catholique de Louvain.

Goria Stéphane, Mcf HDR, CREM

Oustinoff Michaël, Pr, ISCC CNRS

Saleh Imad, Pr, Paragraphe