Revue Communications

Danses en lutte

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Argumentaire

« If I can’t dance it’s not my revolution[1]. » Ce slogan attribué à Emma Goldman est construit à partir d’une anecdote racontée dans son autobiographie : l’un de ses camarades de lutte avait exigé qu’elle cesse de danser, au motif qu’une activiste ne serait plus crédible si elle affichait sa passion pour la danse. Cette tension entre l’activisme politique, empreint de sérieux et de gravité, et la danse, synonyme quant à elle d’insouciance et de frivolité, est battue en brèche par nombre de mobilisations sociales des dernières années. Elles ont en effet été marquées par ce que nous proposons d’appeler des « danses en lutte », et plus largement des gestes expressifs documentés par des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux en ligne et repris dans des contextes divers et sur plusieurs continents : « Un violador en tu camino », la flashmob « Macron t’es foutu », jusqu’à « Danser, est-ce un délit ? » ; ce sont autant d’exemples qui témoignent du fait que la danse peut être mobilisée dans un contexte de lutte sociale. L’association entre danse, libération et lutte sociale s’est par ailleurs trouvée renforcée par le contexte pandémique, avec l’interdiction des rassemblements, des bals, et des pratiques impliquant le toucher et la proximité : la chanson « Danser encore » a ainsi été créée par Kaddour Hadadi dans le contexte des restrictions de liberté de mouvement et de rassemblement fin 2020.

Nous souhaitons, avec ce numéro de Communications, contribuer à approfondir collectivement l’enquête sur ces phénomènes en étudiant les modalités de ces danses et de leur intégration dans des luttes sociales, la façon dont elles sont créées, transmises, interprétées, modifiées, et la façon dont, par la danse – c’est-à-dire par un travail du corps qui peut être approché comme une technique de soi au sens de Foucault, impliquant la construction et l’affirmation d’une posture, d’un rapport au poids et à l’espace, d’un rythme et d’un mouvement collectifs –, se construisent des pouvoirs d’agir aptes à reconfigurer les répertoires d’action et les rapports de force. Il s’agira notamment d’explorer la façon dont se (re)joue dans ces danses le rapport à la violence manifestante, à l’expression et à l’invention d’un collectif. Nous proposons de plonger les études dans la contemporanéité, depuis les émeutes de Seattle (1999) jusqu’à aujourd’hui, avec un focus sur les mouvements récents et plus spécifiquement sur les cinq dernières années.

Axe 1. Entre esthétique et politique : tensions et paradoxes des danses en lutte

En 2003, Susan Leigh Foster soulignait que le corps pris dans la mobilisation n’est jamais un élément passif et irrationnel mais un agent informé et savant, qui par sa faculté d’agir (ou agency) s’empare de sa propre histoire et écrit un nouveau récit, y compris des manifestations. Dans Se défendre, la philosophe Elsa Dorlin insiste à son tour sur le pouvoir de ce corps, portant à l’émergence d’un autre régime d’action que la lutte armée, et qui implique le corps et son agentivité[2]. Les témoignages d’activistes soulignent la capacité de transformation opérée par ces pratiques dansées, à la fois comme pratique régénérante, comme outil de rassemblement et comme discours sans mots adressé aux adversaires, signant la capacité des personnes en lutte à ne pas se laisser réduire à des victimes ou des objets de mépris. Mais il faut considérer aussi que les danses Black Lives Matter diffusées sur internet sont parfois appréciées à l’aune des capacités corporelles des danseurs, et non du propos politique de leurs auteur·ice·s, ou que « Danser encore » a été utilisé dans des contextes de lutte précises comme de façon totalement dépolitisée. La question est celle du lien entre esthétique et politique. Danser, est-ce risquer de dépolitiser une action par la mise en avant d’un motif esthétique, parfois investi d’une dimension festive qui, de l’extérieur, serait perçu comme dévalorisant[3] ? Et aborder – comme nous proposons de le faire dans ce numéro de Communications – les danses en lutte avec un regard informé par l’analyse du geste et l’analyse chorégraphique risque-t-il de vider les actions des manifestant·e·s de leur contenu politique, en en faisant de purs objets d’analyse esthétique ?

Si notre travail revendique le fait que lire les corps en mouvement permet d’aborder des ressorts profonds de l’activisme politique et de la lutte sociale, et d’éclairer de façon novatrice les aventures collectives que sont les rébellions et les mobilisations sociales, il ne peut se passer de poser la question : le « contenu chorégraphique » ou « contenu gestuel » de ces danses en lutte est-il opérant en soi ? Et l’étude de ce contenu chorégraphique ou gestuel est-elle suffisante, ou doit-elle nécessairement être liée à une étude des conditions de production de la danse en question et des autres actions des groupes qui les pratiquent ? Nous chercherons pour cela à nous donner collectivement des moyens de penser contre nous-mêmes, notamment en valorisant des regards et des analyses multiples sur les « mêmes » danses, pour ne pas refermer trop vite les analyses : ainsi, une danse peut être le lieu d’empowerment d’un groupe donné, révélé par une analyse du geste des manifestant·e·s – et simultanément exclure une partie de la population ou un discours politique porté par d’autres activistes, ce qu’une analyse du contexte de naissance de cette danse permettrait peut-être d’éclairer. Il conviendra également de questionner le lieu commun qui associe la danse à une instance d’émancipation, y compris en se demandant dans quelle mesure les danses concernées peuvent, dans certaines configurations, servir des intérêts politiques ou valoriser des modes d’être contradictoires avec les luttes affichées et/ou instaurant des hiérarchies et des exclusions. Il sera nécessaire enfin de poser la question des danses mises au service d’un discours conservateur ou du maintien de l’ordre, y compris par les forces de l’ordre elles-mêmes[4].

Axe 2. Analyse du geste, analyse de la chorégraphie : comment agir par la danse ?

Tout en prenant en compte les tensions décrites dans l’axe 1, nous tâcherons de poser la question : qu’est-ce qu’une danse en lutte ? Qu’est-ce qui fait – dans le rythme, dans les corps, dans la prise d’espace – qu’un geste (« le genou à terre », le poing levé ou le doigt tendu) devient une expression collective dans un contexte de mobilisation ? Et à quels modes d’apprentissage, de mise en place, d’interprétation ces danses se prêtent-elles ? Il s’agit ici d’approcher à la fois l’intensité et l’intelligence de ce qui se joue dans une mobilisation collective – expérience intense et rarement dite – et les ressorts de la création par le corps d’un pouvoir d’agir, sur des modes nécessairement divers, allant des formes non-violentes ou proches de l’inaction[5] aux gestes les plus violents et/ou traduisant des stratégies corporelles en réponse aux actes de leurs adversaires ou de la police. S’intéressant à l’énonciation chantée comme mode d’action politique, Dinah Ribard et Marion Carel soulignent ainsi que chanter un hymne en manifestation, c’est toujours s’approprier des mots qui ne sont pas ceux des personnes qui les énoncent. Il s’agira de transposer cette question à la danse : par quels chemins et avec quels effets retour s’approprie-t-on un ensemble de gestes préexistants pour en réactiver le potentiel protestataire et/ou émancipateur[6] ?

Axe 3 : La réception des « danses en lutte » : quelle action sur le milieu environnant ?

Si le corps du manifestant est en cause et exerce sa faculté d’action, on peut se poser la question de son effet sur les corps qui le regardent danser, protester, rester débout, et sur le milieu environnant. Il s’agit dès lors de se demander si et comment l’interférence corporelle d’un corps dissident dérange le pouvoir dominant et oblige à une réaction de la part de l’observateur. On peut aussi se demander, en tirant profit de la remarque de Judith Butler soulignant que les occupations de l’espace public vont être qualifiées différemment selon les cas (et désignées par exemple, notamment selon les personnes agissantes, soit de « troubles » soit d’« émeutes »[7]), si la présence de danses en manifestations change le regard et le discours sur ces manifestations, notamment le discours des médias.

Envahir l’espace urbain par et pour la danse devient également une forme de résistance envers les politiques de la ville et le marché consumériste du spectacle vivant. Collectives et antiélitistes, les danses en lutte défient la disciplinarisation des corps sur le plan idéologique et le circuit de l’art sur le plan économique, proposant des espaces utopiques ou hétérotopiques au capitalisme[8]. Chorégraphiant ce qui, toujours suivant Butler, peut être désigné comme une prise de « droit d’apparaître », elles rompent aussi avec l’attitude d’indifférence et de fermeture avec laquelle nous traversons un espace de la ville, sans nous intéresser à ce qui nous entoure. Quelles multiples présences, auparavant invisibles et invisibilisées au regard commun, se déploient dans les danses en lutte et comment affectent-elles une (nouvelle) perception de l’espace environnant ?

Axe 4 : La circulation des danses en lutte

Nous souhaitons que ce numéro éclaire enfin les conditions de naissance, les organisations collectives qui permettent l’élaboration des danses en lutte, mais aussi les modalités de circulation et les tensions auxquelles ces circulations donnent lieu. On peut ainsi penser aux débats sur l’appropriation culturelle qui a été identifiée notamment dans l’utilisation en France de motifs tirés des Hakas de Nouvelle-Zélande, ou encore à la façon dont des danses liées à des luttes féministes peuvent être vidées d’un sens décolonial par la mise de côté de rythmes ou motifs musico-chorégraphiques issues de traditions locales.

On ne peut oublier dans cet axe l’analyse des moyens de circulation, et plus précisément de l’extended and mediated practice (pratique élargie et médiatisée) de la danse à travers les réseaux sociaux[9], et de leurs conséquences. Penser les danses de lutte au travers d’internet permet-il de les appréhender comme participatives ? L’usager serait alors co-créateur et les réseaux sociaux le lieu d’un véritable artivisme numérique[10] et d’une « manifestation de nuage[11] » (cloud protest movement), où l’interface même est performative et manifestante. La circulation via les réseaux sociaux doit être également pensée en fonction du processus de décontextualisation, diffusion et recréation, potentiellement simultanées et pouvant se produire dans des circonstances très éloignées les unes des autres, que l’outil même impose. Il s’agirait dès lors d’étudier comment la circulation dématérialisée peut provoquer un « effondrement des contextes » (collapsed contexts) – contexte pourtant vital dans le cadre d’une revendication politique – et engendrer des inégalités (de race, de genre, de classe, de géographie), d’une part, et comment elle peut en même temps contribuer au phénomène de transnationalisation, de dynamisation des causes politiques et militantes et de solidarité par-delà les frontières[12], de l’autre.

Calendrier et modalités de soumission

Les propositions de contributions sur ce thème doivent être envoyées sous la forme d’un résumé de 3000 signes environ (document Word) assorti d’une courte bibliographie pour le 31 décembre 2022.

Les auteur·ice·s sont invité·e·s à expliciter le périmètre de leur étude, la nature et l’étendue de leurs sources, et à se positionner par rapport aux axes de travail détaillés ci-dessus.

Les contributions doivent comporter le nom de l’auteur·ice, son affiliation professionnelle (s’il y a) et son courriel et être adressées à revue-communications@ehess.fr avec la mention « Danses en lutte » en objet du message.

Elles seront examinées en double aveugle et feront l’objet d’une réponse au plus tard le 20 janvier 2023.

Les articles proposés devront être des inédits et être rédigés en français. Les articles correspondant aux propositions acceptées (25 000 signes, espaces compris) devront être remis le 15 mai 2023 au plus tard, mis aux normes typographiques de la revue et assortis d’un résumé de 5-6 lignes en français, anglais et espagnol, comprenant le titre traduit ainsi que de 5 mots-clés dans ces trois langues.

Modalités de sélection

Les modalités de sélection des articles sont disponibles sur le site de la revue Communications : https://www.iiac.cnrs.fr/rubrique63.html

Comités

Conseil scientifique

Ramon Alvarado (Professeur, Universidad Autonoma Metropolitana-Xochimilco, Mexique) – Balveer Arora (Directeur, Centre for Multilevel Federalism, Institute of Social Sciences, Inde) – Vincent Barras (Professeur, Université de Lausanne, Suisse) – Maurice Bloch (Professeur, London School of Economics, Grande-Bretagne) – Manthia Diawara (Professeur, New York University, États-Unis) – Carlo Ginzburg (Professeur, École normale supérieure de Pise, Italie) – Angela Leung (Professeure, Hong Kong Institute for the Humanities and Social Sciences, Université de Hong Kong) – Olgaria Matos (Professeure, Université de São Paulo, Brésil) – Masahiro Ogino (Professeur, Université Kwansei Gakuin, Japon) – Serge Proulx (Professeur, Université du Québec à Montréal, Québec)

Comité de rédaction

Michèle Baussant (Directrice de recherche, CEFRES/ISP, CNRS) – André Burguière (Directeur d’études, CRH, EHESS) – Claude Fischler (Directeur de recherche, IIAC/LACI, CNRS) – Marie Glon (Maîtresse de conférence, Université de Lille) – Christophe Granger (Maître de conférence, CIAMS, Université Paris-Saclay) – Claudine Haroche (Directrice de recherche, IIAC/LACI, CNRS) – Sylvain Lesage (Maître de conférence, IRHiS, Université de Lille) – Bernard Müller (Professeur, École supérieure d’Art d’Avignon/IRIS) – Véronique Nahoum-Grappe (chercheure, IIAC/LACI, EHESS) – Bernard Paillard (Directeur de recherche, TEMOS, CNRS) – Alfredo Pena-Vega (chercheur, IIAC/LACI) – Martyne Perrot (chercheure, IIAC/LACI, CNRS) – Monique Peyrière (chercheure, CPN, Université d’Évry Paris-Saclay) – Thierry Pillon (Professeur, Université Paris I Panthéon-Sorbonne) – Philippe Roussin (Directeur de recherche, CRAL, CNRS)

Le comité de lecture est composé des membres du conseil scientifique et du comité de rédaction ainsi que d’experts extérieurs.

Notes

[1] GOLDMAN Emma, Living my Life, vol. 1, New York, Cosimo, 2008, p. 56.

[2] Cf. FOSTER Susan Leigh, « Choreographies of Protest », Theatre Journal, Oct., 2003, Vol. 55, No. 3, pp. 395-412 ; DORLIN Elsa, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Éditions La Découverte, 2017. Voir aussi BUTLER Judith, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Fayard, Paris, 2016 ; HARAWAY Donna, Manifeste cyborg et autres essais – Sciences, Fictions, Féminisme, anthologie choisie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils Éditeurs, 2007.

[3] Afin de déconstruire cette opposition dichotomique, nous signalons bergman carla, MONTGOMERY Nick, Joie militante. Construire des luttes en prise avec leurs mondes, trad. de Juliette Rousseau, Rennes, Éditions du commun, (2017), 2021.

[4] Cf. à ce propos la série de danses sur YouTube du policier Anthony Johnson.

[5] Cf. FOSTER Susan Leigh, art. cit. ; BIGÉ Emma, « Nap-ins. Politiques de la sieste », publié sur http://www.pourunatlasdesfigures.net/wpcontent/uploads/2020/04/NapinsPolitiquesdelasiesteRomainBige1.pdf.

[6] CAREL Marion, RIBARD Dinah, « Un mode d’action politique : l’énonciation chantée », Langage et société, 2021/3 (N° 174), p. 33-54. DOI : 10.3917/ls.174.0035 SMASH. URL : https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2021-3-page-33.htm

[7] BUTLER Judith, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016, p. 37.

[8] Cf. MAXWELL Adeline, « Dance in Chile  Street-Space as Heterotopic Resistance », in DEFRANTZ Thomas F., ROTHFIELD Philipa (dir.), Choreography and Corporeality: Relay in Motion, London, Palgrave Macmillan, 2016, pp. 273-289.

[9] Cf. ALLARD Laurence, « Partages créatifs : stylisation de soi et appsperimentation artistique », Communication & langages, 2017/4 (N° 194), p. 29-39 ; DJEBBARI Elina, LASSIBILLE Mahalia, STEIL Laura (dir.), « (Dist)danses : danser à distance, danser en ligne », Émulations, revue de sciences sociales, à paraître fin 2022.

[10] Pensons aux tutoriels diffusés sur YouTube pour faciliter l’apprentissage et la transmission des gestes chorégraphiés pour les mobilisation.

[11] Nous empruntons l’expression à DULAURANS Marlène, « Les réseaux sociaux mènent la danse : l’artivisme du Harlem Shake au lendemain du printemps arabe », conférence, 2014.

[12] Cf. à ce sujet CELESTINE Audrey, MARTIN-BRETEAU Nicolas, RECOQUILLON Charlotte (dir.), « Black Lives Matter : un mouvement transnational ? », Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 19 mai 2022, URL : https://journals.openedition.org/slaveries/5633.