Revue Française des Sciences de l'Information et de la Communication

Culture.s de conception

Entre « progrès », « innovation » et « stratégie », quels signes, quels dispositifs et quels modèles d’organisation pour se projeter aujourd’hui ?

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Le numéro 46 de la revue Communication & Organisation, paru en décembre 2014, questionnait le lien entre design et projet du point de vue des Sciences de l’Information et de la communication. Les deux notions et leur articulation pouvaient, selon les coordinatrices du dossier, être envisagées comme éléments fondateurs de discours en émergence, de « slogans de l’action et des pratiques sociales »[1]. Au sein du dossier, Stéphane Vial, par ailleurs auteur d’un « court traité du design »[2] et directeur de la rédaction de « Sciences du design », revue développant les ambitions épistémologiques du design comme « discipline du projet », évoque une « culture de conception »[3]. Nous proposons de reprendre, de questionner cette notion et peut être d’en élargir le champ d’application. Car si les pratiques design s’articulent historiquement autour de la notion de projet, le design n’a le monopole ni du cœur, ni du projet. Les cultures de conception peuvent alors être abordées à travers le statut accordé à la conception même et à ses acteurs, à travers l’objet des processus de conception ainsi qu’à travers l’imaginaire mobilisé dans le cadre de cette démarche.

Dans le cadre de travaux menés en Sciences de l’information et de la communication, il apparaît possible d’envisager ces pratiques de conception sous l’angle spécifique des processus de signification, avec une attention particulière portée aux dimensions contextuelles, culturelles et sociocognitives de ce processus. On peut concevoir en tant que designer, mais aussi, bien sûr, autrement, sous d’autres statuts, avec d’autres démarches, d’autres outils, en mobilisant une diversité de représentations et de valeurs. Par ailleurs, l’activité de « conception » peut être revendiquée en ces termes, ou pas, vécue in situ ou constatée et verbalisée a posteriori. Au-delà de l’action de terrain pourront être envisagées diverses mises en scène et revendications, différents discours formulés, mis en circulation et interprétés à propos de ces activités, de ces « projets ».

Se pose bien sûr aussi la question de la possibilité d’une action sans conception préalable ou sans emprise d’un concepteur.

Au-delà de la vision de l’invention et du « progrès » souhaité par quelques-uns en des termes qui leur sont propres, émerge alors la question de la collaboration, celle de l’innovation, voire celle de l’utopie.[4] C’est globalement la question de l’innovation par les usages qui apparaît ici, et celle de son rapport aux ambitions de conception, notamment dans le cadre de projets « design »,[5] de « co-design »[6] ou se revendiquant comme tels. Dans le cadre d’une approche marquée par l’idée d’une communication sociale et culturelle, notre attention peut alors être attirée par les nombreuses initiatives « participatives », « collaboratives », « inclusives » développées en des lieux et des circonstances qui gagnent à être saisis par la recherche en SIC : « labs »[7], « makerspaces », espaces culturels et/ou de « coworking » plus ou moins influencés par les cultures « hacker », libertaires, « maker » mais aussi, notamment dans le cadre français, par l’action de pouvoirs publics incitatifs…[8]

Les cas « frontières » de ces initiatives, qu’elles soient localisées, situées en un lieu précis ou menées à une échelle géographique plus large, nous conduisent à accorder une attention particulière à la notion de « culture de conception » mobilisée par Vial. Comment aborder les discours sur l’ « innovation » érigée en objectif supra-ordonné, en projet quasi politique au sein de certains « labs », y compris quand ces derniers sont financés par des acteurs privés ou intégrés à leur organisation ?[9] Comment aborder également le rapport entre la conception et ses artefacts, ses produits, en évitant une focalisation excessive sur la dimension technique ?

Plusieurs travaux, cités ici sans prétention d’exhaustivité, ont exploré les liens entre imaginaires sociaux et techniques ou innovation. Gilbert Simondon, nous rappelle une forme d’attente « magique » que nous portons à l’égard de la technique[10], tandis que Georges Balandier souligne la proximité entre imaginaires et technique et stipule que « c’est sans doute la première fois dans l’histoire des hommes que l’imaginaire est aussi fortement branché sur la technique, dépendant de la technique et cela mérite une considération attentive »[11]. Pour Patrice Flichy, ces imaginaires « ne sont pas communs à une équipe ou à un collectif de travail restreint, mais à une profession, à un domaine d’activité. De plus, cet imaginaire ne concerne pas seulement les concepteurs, mais aussi les usagers. »[12] La question des cultures de conception pourrait donc être envisagée sous l’angle de la production et du partage de « conceptions » au sens de « représentations sociales » à la fois partagées, mises en commun (c’est-à-dire mobilisées collectivement) et co-élaborées par des acteurs[13] dans le cadre d’un processus essentiel à la fonction symbolique.[14]

Cette dualité des représentations envisagées à la fois comme capital et comme production à propos d’un objet, nous permet de tenir compte des précautions que Patrice Flichy appelait de ses vœux lorsqu’il renvoyait dos-à-dos (1) les modèles heuristiques se focalisant sur l’intuition initiale, (2) ceux de la sociologie de la traduction prenant en compte le caractère processuel et la place de la notion de projet dans la genèse des innovations et (3) ceux de la sociologie interactionniste des sciences et techniques (STS) privilégiant la focalisation sur les mondes sociaux des acteurs et l’ « objet frontière ». Nous intégrerons donc à notre étude à la fois les manifestations de telles représentations chez les acteurs et les conditions d’émergence de celles-ci. Dans le cadre d’un projet articulé autour des « cultures de conception », une prise en compte aussi bien du regard des concepteurs sur les usagers que de celui des usagers sur les conceptions sera ainsi indispensable.

Au-delà de la notion de représentation sociale héritée des recherches en psychologie sociale, d’autres notions peuvent enrichir notre appareil théorique et méthodologique pour questionner la possibilité et les conditions d’expression de telles « cultures de conception ».

Dans une perspective gestionnaire et d’ingénierie, Armand Hatchuel propose ainsi l’idée de régimes de conception pour caractériser des démarches, postures et méthodologies mobilisées dans le cadre de projets.[15] Le propos développé dans le manuel qu’il consacre, avec ses collègues Benoît Weil et Pascal Le Masson, aux « Théories, méthodes et organisations de la conception » aboutit à la formalisation de deux régimes principaux. L’un est qualifié de « conception réglée » et implique un glissement progressif du projet abstrait lié aux attentes, aux besoins identifiés, vers le concept puis vers la fabrication selon une logique de conformité au cahier des charges ainsi établi. L’autre serait celui d’un « régime de conception innovant », caractérisé par sa dimension itérative et outillé ici par la méthode C-K développée par les auteurs. L’innovation est ici entendue en termes de performance du processus de conception, ce qui ne surprend pas dans une optique d’ingénierie marquée par l’utilitarisme. Très détaillée, cette présentation des méthodes de conception entendues au sens technique du terme, nous permet de mettre en lumière la dimension axiologique, parfois même idéologique, de tout propos sur l’innovation si on ne prend garde à confronter ces discours aux pratiques observables sur le terrain, à l’échelle sociale, à celle des individus, des collectifs et des organisations.

Nous noterons d’ailleurs que les mêmes précautions devront être prises face aux fréquentes références faites à la création ou à la créativité, dont Yanita Andonova a bien mis en évidence le dimension également axiologique et politique, notamment en contexte organisationnel.[16] Précisons donc ce dont il est question ici. Il ne s’agit pas d’une « innovation » en laquelle nous croirions a priori, ni même de conceptions dont le génie devrait être évalué à l’aune de leurs réalisations ou de leurs effets. Il s’agit bien de « cultures de conception », de regards portés sur la formalisation et la conduite de « projets », pour ne pas dire de projections, que celles-ci soient envisagées à l’échelle individuelle ou collective.

En 2004, le philosophe canadien Charles Taylor proposait la notion d’imaginaires sociaux modernes afin de dépasser la notion peu opérante de culture pour analyser les façons dont les sociétés occidentales tentent de se réaliser en s’appuyant sur des notions populaires d’utilité et d’ordre moral[17]. Comment arbitrer entre les notions de culture et d’imaginaires sociaux ? Le contexte de la conception et son corollaire de l’usage peuvent-ils être justement des indicateurs permettant de trancher quant à leur opérationnalité ? Ces notions restent selon nous pertinentes et peuvent être mobilisées pour une étude des contextes de conception et d’usage, y compris pour ce qui touche à une innovation qualifiée de sociale ou culturelle, qu’elle soit numérique ou non, envisagée à une échelle locale ou dans une perspective comparatiste.

Au-delà de l’image d’Épinal du génie inspiré, les pratiques de conception gagnent à être questionnées à l’échelle des dynamiques sociales, des processus organisationnels qu’elles impliquent, qu’il s’agisse du « mode projet » ou de toute autre structuration des activités, des conditions de leur pratique et de leur évaluation.[18] Par ailleurs, du point de vue de la temporalité, une gestion « par projet » s’oppose en apparence à la perspective d’une « amélioration continue » érigée en but supraordonné des praticiens du Lean Management. L’hypothèse d’un temps et de fonctions dédiés à la conception en amont de la réalisation, pourtant présente depuis la Renaissance dans les discours sur les projets, notamment architecturaux, s’en trouve questionnée. Plus globalement, comment envisager les écarts entre des temporalités qui semblent caractériser différentes cultures de conception ?

Les discours de promotion de méthodes qualifiées d’« agiles » supposent quant à eux à ce qui serait une forme de rusticité des modes de structuration antérieurs observables en organisation. A la perspective d’une organisation apprenante a pu succéder celle d’une dynamique collaborative plus ou moins outillée, d’un point de vue à la fois pratique, méthodologique et conceptuel. Le statut même des notions d’organisation et de modèles organisationnels au regard des pratiques managériales s’en trouve questionné.[19] Dans ces conditions, quelle culture de l’organisation pour les démarches de conception ? L’évolution des pratiques observable dans le champ de la conduite de projets, celle des dispositifs mobilisés et des discours produits dans ce cadre semblent justifier que l’on interroge les représentations mobilisées par les acteurs de ces projets à propos de la notion et des pratiques d’organisation. Quelle place et quels rôles notamment pour l’incertitude et le non-fini dans l’approche des projets et des changements ?

Dans le cadre de son approche sémiologique héritée des études littéraires mais fréquemment transférée à d’autres champs et objets d’analyse, Umberto Eco nous proposait quant à lui la notion d’encyclopédie pour désigner le bagage de pratiques, de connaissances, de savoir dont dispose un acteur et par rapport auquel il va pouvoir évaluer, interpréter ce qui advient. Il distinguait d’ailleurs cette encyclopédie de ce que serait le dictionnaire propre à une langue donnée, qui chercherait à préciser le sens de chaque terme hors contexte et se limiterait de fait à une approche simpliste du langage et notamment des conditions d’énonciation[20] et finalement d’usage de la langue. Au-delà de la problématique propre à la langue, on peut penser celle des pratiques de conception par la compétence encyclopédique.[21] La collaboration, la participativité, peuvent induire de nouveaux cadres de pensée et stimuler le potentiel interprétatif selon la spécificité des contextes, en conception comme en réception. Si les initiatives collaboratives activent d’autant plus la mise en commun des compétences encyclopédiques, il est intéressant de voir quelle place laissent ces initiatives à l’apport personnel, ou idiosyncrasique, situé hors encyclopédie. Cette question devient particulièrement séduisante quand on pense à la conception en termes de créativité :  puisque la créativité devient une priorité pour les cultures contemporaines, cet impératif (soyons créatifs !) ne serait-il pas une forme de conception paradoxale ? Nous retrouvons alors dans cette notion d’encyclopédie la question de ce qui est mobilisé, c’est-à-dire de ce qui est existant et à quoi on fait appel pour conduire un projet et lui donner un sens.

L’ensemble des notions que nous avons mobilisées jusqu’ici semble ainsi pouvoir être articulées pour, rappelons-le, questionner à la fois ce qui est mobilisé et ce qui est produit, du point de vue de la culture et des représentations, dans le cadre de démarches de conception, de projets. Dans quelle mesure la conception de dispositifs de communication mobilise-t-elle aujourd’hui une culture du signe, du sens, une culture sémiotique ? Si les dispositifs numériques sont nombreux et font l’objet d’analyses étoffées, que peut-on dire de la culture numérique, ou de la culture du numérique mobilisée dans les processus de conception aujourd’hui ? Et dans la mesure où le concepteur est rarement seul, que dire de la culture organisationnelle de ceux qui sont aujourd’hui porteurs ou acteurs de démarches de conception ? La « stratégie », « l’innovation » et le « progrès » sont-ils si évidents, si infra-ordinaires [22] qu’ils n’auraient pas d’épaisseur culturelle ? Nous en doutons et souhaitons questionner cette dimension culturelle des projets.

 

Modalités de soumission des contributions

Les articles doivent être soumis au plus tard le 30 mail 2021 sous la forme d’un texte de 35 000 signes maximum (espaces et bibliographie compris, 5 mots-clés, un titre) à l’adresse fabien.bonnet@uha.fr (vous recevrez un accusé de réception).

Dans l’article, il vous est demandé de respecter l’anonymat, y compris s’il est fait référence à des publications antérieures du ou des auteur.e.s.

Les articles seront évalués en double aveugle par le comité scientifique.

Les propositions peuvent être rédigées en anglais ou en français.

Le guide pour la rédaction des articles est à consulter sur le lien suivant : https://journals.openedition.org/​rfsic/​401 – Merci de le respecter scrupuleusement.

Calendrier

  • Envoi des textes pour évaluation : 30 mai 2021
  • Notification de l’évaluation : 30 juin 2021
  • Remise des textes définitifs : 31 juillet 2021
  • Publication prévue : 1er septembre 2021

 

[1] Anne Piponnier, Anne Beyaert-Geslin, et Stéphanie Cardoso, « ‪Projet et design, nouveaux mots d’ordre, nouveaux slogans de l’action et des pratiques sociales ?‪ », Communication et organisations, no 46 (2014): 5‑14.

[2] Stéphane Vial, Court traité du design (Paris, France: P.U.F, 2015).

[3] Stéphane Vial, « ‪De la spécificité du projet en design : une démonstration‪ », Communication et organisations, no 46 (2014): 17‑32.

[4] Rappelons que le terme « utopie » a été inventé au 16ème siècle par Thomas More et qu’il a été au cœur d’une pensée des révolutions, notamment au 19ème siècle avec le Saint-Simonisme

[5] Françoise Paquienséguy, « L’usage, de l’appropriation au design », Ocula 20 (1 octobre 2019), https://doi.org/10.12977/ocula2019-9.

[6] Bernard Darras, « Design du codesign – Le rôle de la communication dans le design participatif », MEI, no 40 (2018): 141‑58.

[7] Catherine Foliot, Greg Serikoff, et Manuel Zacklad, éd., Le Lab des Labs (CGET, Futurs Publics, CNAM, Codesign-it, 2019), https://www.codesign-it.com/publications/le-lab-des-labs-en-telechargement-libre.

[8] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau, et Michel Lallement, Makers: enquête sur les laboratoires du changement social(Paris: Éditions du Seuil, 2018).

[9] Citons ici l’exemple de “Village by CA” pour annoncer une liste de telles initiatives, nombreuses, dont la forme la plus ténue peut être la revendication d’un « mode projet » au sein même des organisations.

[10] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets technique, Aubier, 1958

[11] Georges Balandier, « Un regard sur la société́ de communication ». Actes du colloque du CNCA. Centre Georges Pompidou. (dir. E. Duckaerts, J.-M. Vernier, P. Musso). Paris, 1986, p. 161

[12] Patrice Flichy, « La place de l’imaginaire dans l’action technique », Réseaux 109, no 5 (2001): 52‑73.

[13] Denise Jodelet, Les représentations sociales (Paris: PUF, 1989).

[14] Sandra Jovchelovitch, « La fonction symbolique et la construction des représentations : la dynamique communicationnelle Ego/Alter/Objet », Hermes, no 41 (2007).

[15] Armand Hatchuel, Benoît Weil, et Pascal Le Masson, « Chapitre introductif – Modèle canonique des régimes de conception », in Théorie, méthodes et organisations de la conception, 1re éd. (Presses des Mines  Transvalor, 2014), 11‑29.

[16] Yanita Andonova, « Communication, travail et injonctions à la créativité » (Mémoire d’habilitation à diriger les recherches en sciences de l’information et de la communication, Université Bordeaux Montaigne, 2019).

[17] O’Neill, J. (2016). Social Imaginaries : An Overview. In M. A. Peters (Éd.), Encyclopedia of Educational Philosophy and Theory (p. 1‑6). Springer Singapore.

[18] François Dubet, Les mutations du travail (La Découverte, 2019).

[19] Norbert Alter, « La crise structurelle des modèles d’organisation », Sociologie du travail 35, no 1 (1993): 75‑87, https://doi.org/10.3406/sotra.1993.2109.

[20] Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, trad. par Myriem Bouzaher, Formes sémiotiques (Paris, France: Presses universitaires de France, 1993), 75.

[21] Umberto Eco, Lector in fabula, trad. par Myriem Bouzaher, Grasset Biblio essais (Paris, 1985), 95.

[22] Georges Perec, L’Infra-ordinaire (Paris: Seuil, 1989).