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L’interprétation des images « choc » : signes, filtres, idéologies

Expected response for the 01/05/2022

Response type Résumé

Expected contribution type article

Publication name Semen

Coordinators

Pas un jour ou presque ne passe sans qu’une image fasse l’objet d’une controverse en ligne et/ou dans les médias. Fixes ou animées, ces images sont commentées, partagées (Gunthert, 2015), diffusées et discutées, en termes de fiabilité de l’information (Cordier, 2019), de dynamique interprétative (Saemmer & Tréhondart, 2022, 2020 ; Cervulle & Julliard, 2018) ou de stratégies de réception affective, notamment lorsqu’il s’agit d’images violentes, sexuelles ou haineuses (Jehel, 2021).

Ces controverses se matérialisent tout particulièrement sur les réseaux socio- numériques, dont les cadres d’énonciation algorithmiques et architextes (Souchier et al., 2019) favorisent la mise en visibilité de positionnements idéologiques divergents (Simon, 2020), allant de l’affirmation d’un point de vue à des formes de polémiques et de conflits haineux (Jost, 2020). Ces controverses interprétatives appuient, d’une part, des stratégies de marchandisation médiatique, intensifiées par les affordances des plateformes numériques ; elles interrogent, d’autre part, la variabilité culturelle et sociale de nos modes de construction du regard ainsi que la manière dont la conflictualité interprétative s’articule autour d’enjeux de sémiotisation et de formes diverses de « domination visuelle » (Boidy, 2017).

Ce numéro de Semen souhaite recueillir des contributions s’intéressant à la manière dont se créent, s’élaborent, s’organisent, en différents lieux de médiatisation, des polémiques et des débats interprétatifs, en lien avec la production, la diffusion et la réception d’images « choc ». Couramment employé dans l’espace public, le terme d’image « choc » (Barthes, 1957) renvoie en premier lieu à des stratégies de communication médiatique dont les modes d’énonciation visuelle peuvent paraître de nature à heurter la sensibilité du spectateur ou à déclencher des réactions émotionnelles, dans une optique de spectacularisation de l’information (Jost & Spies, 2014 ; Truc, 2016), de marchandisation (Alloing & Pierre, 2017) ou de déclenchement d’une prise de conscience éthique face à la représentation d’un événement singulier (Mondzain, 2015 ; Sontag, 2003 ; Didi-Huberman, 2003 ; Gonnet, 1999). Les plateformes socio-numériques, qui s’affirment comme de nouvelles « scènes structurantes d’interprétation » (Butler, 2010) en regard de leurs politiques de censure et de modération, peuvent-elles être considérées comme des espaces d’élaboration idéologique, qui participent du renforcement ou de la déstabilisation du sens ? Sans être déterminante, leur influence dans le guidage des regards et la formation d’injonctions à voir – ou à ne pas voir – doit être soumise à un examen critique, qui considère tant leurs propriétés techno-discursives (partage, hashtag, écrilecture collective, signes affectifs, anonymat, etc.) (Paveau, 2017) que le rôle des outils algorithmiques dans la détection automatique du degré de violence des images (Roberts, 2020). Quelles sont les conceptions de la sémiose et du sens encodé dans ces outils et interfaces numériques ?

Ce dossier entend par ailleurs mettre au centre la dimension « pragmatique » du choc, entendu comme un ébranlement émotif, affectif, intellectuel, cognitif ou idéologique déclenché par le processus de sémiotisation. Le choc est envisagé sous l’angle d’une collision, plus ou moins violente, plus ou moins bouleversante, entre des stratégies de communication percevables dans l’image et son dispositif socio-technique, les dispositions sociales et psychologiques singulières d’un sujet interprète (Lahire, 2019), et des manières de voir collectives et socialement situées (Fish, 2007), souvent inégalement distribuées (Fricker, 2007). Pour quelles raisons le regard va-t-il être happé vers telle ou telle saillance d’une caricature (Lambert, 2016), d’une photographie d’actualité ou d’un mème, et en occulter d’autres ? Jusqu’à quel point le caractère bouleversant, violent ou angoissant d’une image relève-t-il des spécificités énonciatives (contenus représentés, prismes construits par la prise de vue, la focalisation, etc.) (Dondero et al., 2017 ; Butler, 2010), du contexte de réception historique (Odin, 2011), du contexte de médiatisation (presse nationale, pureplayers, médias « alternatifs », forums de discussion, RSN, etc.) ou des constructions mentales intérieures du sujet (Naccache, 2017) en lien avec des déterminismes sociaux et culturels qui ont façonné ses manières de voir ? Le processus d’interprétation se joue-t-il en priorité dans une relation tensive aux contextes, ou se loge-t-il dans les « savoirs culturels » du sujet (Barthes, 1964), ses « savoirs situés » (Haraway, Gardey, 2007 ; Hert, 2014), ses « interprétants » (Peirce, 1978), ses « habitudes » (Darras, 2020 ; Lorusso, 2019), ses « grammaires de reconnaissance » (Véron & Levasseur, 1989) ou encore ses « filtres interprétatifs » (Saemmer & Tréhondart, 2022, 2020) ?

Axes

Les contributions attendues porteront ainsi un intérêt particulier au processus de sémiose à partir de la perception de l’image. Les travaux s’inscriront dans une approche communicationnelle et mobiliseront des approches en socio-sémiotique, sémiotique sociale, neuro-sémiotique, informatique et/ou analyse du discours numérique, pour interroger la construction psychologique et sociale des points de vue lors de la sémiose (appartenances sociales, partages d’esthétique commune, positions idéologiques, intérêts politiques, effets de groupe…) et les formes que prennent les controverses et polémiques (Amossy, 2014) dans les différents espaces de construction du sens qu’elles traversent : plateformes socio-numériques, médias, espaces scolaires et familiaux, ateliers de co-interprétation, groupes de parole, etc.

Une attention particulière sera accordée au développement de méthodologies de recherche hybrides (sur corpus, sur terrain) permettant d’appréhender la complexité des processus de perception, d’interprétation et de cristallisation idéologique des regards face aux signes. Il s’agira de mettre l’accent à la fois sur les résultats et sur les méthodologies de recherche ayant permis de les obtenir (ethnographie en ligne, méthodes numériques, observation participante, analyse de discours, etc.). Les contributions pourront ainsi mobiliser des démarches de « recherche et création » personnelle ou collective, ou questionner la pertinence du machine learning pour outiller une discussion argumentée sur la manière dont la rencontre interprétative autour de l’image se construit au croisement du collectif et de l’individuel.

Nous attendons enfin des contributions en lien avec l’éducation aux médias et à l’information. Face aux phénomènes de sidération provoqués par la réception de certaines images (Jehel, 2021), il semble urgent de mettre en place des actions favorisant la déprise et la conscientisation par des formes de réflexivité critique. L’« éducation aux médias et à l’interprétation » (Jehel & Saemmer, 2020), à l’école et tout au long de la vie, est souvent citée comme l’un de ces espaces privilégiés permettant d’élaborer une réflexion distanciée sur les cadres sociaux et normatifs de l’expérience de vision. Quelles sont les initiatives institutionnelles déjà existantes et leurs limites ? D’autres lieux sont-ils possibles ? L’introduction d’images dans un cadre éducatif fait débat tant celle-ci peut heurter des sensibilités, déclencher des polémiques (Jehel, 2021), en témoigne en France le drame autour de l’enseignant Samuel Paty assassiné suite à l’introduction d’images perçues par certain·es élèves comme choquantes. Est-il pour autant possible d’éviter la discussion autour de ces images ? Comment organiser un débat contradictoire apaisé à l’intérieur du cadre scolaire normatif ? Quelles peuvent être les méthodes permettant d’engager la réflexivité des apprenant·es sur leurs expériences sensibles face aux images, leurs pratiques et représentations, cadres et filtres interprétatifs ? Les restitutions de démarches de recherche- action et recherche-intervention en milieux éducatifs pluriels seront bienvenues.

Modalités de soumission

Les propositions d’articles (3 000 signes, espaces et références bibliographiques comprises) sont à envoyer jusqu’au 1er mai 2022 aux trois coordinatrices du numéro :

Préciser le nom et le rattachement institutionnel de chaque auteur

Échéancier

  • Lancement de l’appel : 15 mars 2022
  • Envoi des propositions aux coordinatrices : 1er mai 2022
  • Retour sur les propositions par les coordinatrices : 20 mai 2022

– L’acceptation des propositions ne vaut pas acceptation des articles qui seront soumis à évaluation anonyme.

  • Envoi des articles (40.000 à 000 signes espaces comprises) : 15 septembre 2022
  • Retour des évaluations sur les articles : 30 novembre 2022
  • Remise des articles définitifs après navettes : 15 janvier 2023
  • Parution : printemps 2023

Bibliographie

Adorno Theodor W., Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot et Rivages, 2003. Alloing Camille, Pierre Julien, Le Web affectif, une économie numérique des émotions, Paris, Ina, 2017. Althusser Louis, Pour Marx, Paris, François Maspero, 1965, p. 239-240.

Amossy Ruth, Apologie de la polémique, Presses universitaires de France, 2014.

Barthes Roland, « Rhétorique de l’image », Communications n°4, 1964, p. 40-51. Barthes Roland, Photos-chocs, Mythologies, Le Seuil, 1957.

Benjamin Walter, Petite histoire de la photographie, Payot, 1931/2019.

Berger Peter, Luckmann Thomas, La Construction sociale de la réalité (1966), trad. Pierre Taminiaux rev. Martucelli Danilo, Paris, Armand Colin, 2018.

Beyaert-Geslin Anne, L’Image préoccupée, Paris, Hermès, 2009.

Boidy Maxime, Études visuelles, Université Paris 8, Presses universitaires de Vincennes, 2017. Butler Judith, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, trad. Joëlle Marelli, Paris, Zones, 2009/2010.

Cervulle Maxime,   Julliard   Virginie,   « Le   genre   des   controverses :   approches   féministes et queer », Questions de communication, vol. 33, no. 1, 2018, pp. 7-22.

Cordier Anne, « Vers une poïétique de l’être-au-monde-informationnel », Habilitation à Diriger des Recherches, soutenue le 06 décembre 2019, Université Bordeaux Montaigne.

Darras Bernard, « Éducation à l’image, critique de l’artification et approche sémiotique », Médiation Et Information, n°49, 2020.

Didi-Huberman Georges, Images malgré tout, Les Éditions de Minuit, 2003.

Dondero Maria Giulia, Beyaert-Geslin Anne, Moutat Audrey (dirs), Les plis du visuel : Réflexivité et énonciation dans l’image, Limoges, Lambert-Lucas, 2017.

Fish Stanley, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, trad. Étienne Dobenesque, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.

Fricker Miranda, Epistemic injustice. Power & the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007.

Gonnet Jacques, Les médias et l’indifférence. Blessures d’information, Paris, Presses universitaires de France, 1999.

Gunthert André, L’image partagée : la photographie numérique, Paris, Textuel, 2015. Haraway Dona, Gardey Delphine, Manifeste cyborg et autres essais, EXILS, 2007.

Hert Philippe, « Le corps du savoir : qualifier le savoir incarné du terrain », Études de communication.

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Jeanneret Yves, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2000.

Jehel Sophie, « Politiques émotionnelles des médias, pratiques numériques des jeunes, enjeux de régulation et d’éducation », Habilitation à diriger des recherches, soutenue le 12 janvier 2021, Université Paris II, Panthéon-Assas.

Jehel Sophie, Saemmer Alexandra, Pour une éducation critique aux médias numériques, Presse de l’Enssib, 2020.

Jost François, Média, Sortir de la haine, Paris, Editions du CNRS, 2020.

Jost François, Pour une éthique des médias, les images sont aussi des actes, Éditions de l’aube, 2016.

Jost François, « Les images du 11 septembre sont-elles des images violentes ? », Dans La terreur spectacle, De Boeck Supérieur, 2006.

Jost François, Spies Virginie, « L’information à la télévision, un spectacle ? », Revue française des sciences de l’information et la communication [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 17 juillet 2014, consulté le 02 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/1123.

Julliard Virginie, « #Theoriedugenre : comment débat-on du genre sur Twitter ? », Questions de communication, n°30, 2016, p. 135-157.

Lahire Bernard, Dans les plis singuliers du social, Paris, La Découverte, 2019.

Lambert Frédéric (dir.), Dossier « Lectures de la caricature », Communications & Langages, n°187, 2016.

Van Leeuwen Theo, Introducing social semiotics, Routledge, 2005.

Lorusso Anna Maria, « Sémiotique et culture », Dans La sémiotique et son autre, Amir Biglari (dir.), Paris, Kimé, 2019.

Mitchell, W.J.T, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, Dijon, Les Presses du Réel, 2014.

Mondzain Marie-José, L’image peut-elle tuer ?, Bayard, 2015.

Naccache Lionel, Le chant du signe. Aventures et mésaventures de nos interprétations quotidiennes, Paris, Odile Jacob, 2017.

Odin Roger, Les Espaces de communication, Grenoble, PUG, 2011.

Paveau Marie-Anne, L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann, 2017.

Peirce Charles Sanders, Écrits sur le signe (1931-1958), trad. Gérard Deledalle, Paris, Seuil, 1978.

Quemener Nelly, « “Vous voulez réagir ?”. L’étude des controverses médiatiques au prisme des intensités affectives », Questions de communication, n°33, 2018, p. 23-41.

Robert Sarah T., Derrière les écrans, les nettoyeurs du web à l’ombre des réseaux sociaux, La Découverte, 2020.

Saemmer Alexandra, Tréhondart Nolwenn, avec Coquelin Lucile, Sur quoi se fondent nos interprétations ? Introduction à la sémiotique sociale, ouvrage accepté, à paraître aux Presses de l’Enssib en 2022.

Saemmer Alexandra, Tréhondart Nolwenn, « Remonter aux motivations sociales et politiques du regard, Éléments d’une méthode en sémiotique sociale », MEI n° 49, 2020, p. 24-49.

Simon Justine, « Les “deux Marianne” : une image, des regards, des affrontements en contexte numérique », MEI n° 49, 2020, p. 115-132.

Sontag Susan, Devant la douleur des autres, Christian Bourgois, 2003.

Souchier Emmanuël, Candel Étienne, Jeanne-Perrier Valérie, Gomez-Mejia Gustavo, Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse, Armand Colin, 2019.

Truc Gérôme, Sidérations, une sociologie des attentats, Paris, Puf, 2016.

Véron Eliséo, Levasseur Martine, Ethnographie de l’exposition. L’espace, le corps et le sens, Paris, BPI Centre Pompidou, 1989.